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Lycées professionnels : quelle continuité pédagogique ?

Louise Tourret
Diffusé le jeudi, 30 avril 2020 (8 min)


Confinement oblige, quelle continuité pédagogique pour le lycée professionnel ? Comment combler les manques générés par l'absence de stage, élément essentiel de la formation des élèves ? Louise Tourret, productrice d'Etre et savoir, a posé ces questions à Clément Bouchereau, professeur de lettres et d’histoire-géographie dans un lycée professionnel du Val-d’Oise en région parisienne, qui puise dans le programme ce qui peut aider les élèves à comprendre la crise que nous vivons.


   
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Radiographies du coronavirus

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  • L’école à la maison, comment faire ? C’est la rubrique éducation de Radiographie du coronavirus. Pendant le confinement nous explorons les solutions pour rendre effective la continuité pédagogique, cela va de la manière d’aider son enfant à travailler, à la question du sommeil, en passant par celle des écrans ou des idées pour faire lire les enfants. Aujourd’hui nous parlons d'un sujet peu médiatisé, le lycée professionnel, où la rupture de continuité pédagogique et particulièrement l’absence de stages de fin d’année prive les élèves d’une partie essentielle de leur formation.

    Clément Bouchereau, professeur de lettres et d’histoire-géographie dans le Val-d’Oise et membre de l'Association Interlignes, essaie de garder le contact avec ses élèves, des élèves à qui l’espace de réflexion que représente la classe manque pour parler de la crise que nous traversons.

    **Louise Tourret : Comment se passe ce rendez-vous de la classe virtuelle pour vous ? **

    Clément Boucherau : Tout d'abord il faut dire que la notion de "classe" a un peu implosé avec le confinement... Le terme qui me vient souvent en tête en ce moment c’est celui de "culpabilité", c’est à dire que je culpabilise un peu de ne pas pouvoir toucher tous mes élèves par le biais de ces classes virtuelles, parce que finalement je n’ai que quelques élèves qui m’ont demandé d'en mettre en place. Ce ne sont pas forcément les meilleurs élèves d’ailleurs, je pourrais dire que ce sont des élèves "intermédiaires", car les bons élèves en lycée professionnel sont souvent des élèves qui travaillent en grande autonomie, ils me rendent à chaque fois le travail que j’envoie en avance. Mais nous avons des élèves qui, à l’inverse, ne nous donnent plus aucune nouvelles, malgré tous les efforts que nous pouvons déployer pour les joindre. Ou encore certains élèves qui m’écrivent en panique car ils n’arrivent pas à lire mes cours, pour la simple raison que leur connexion internet est trop défaillante…

    **LT : Avez-vous perdu le contact avec certains de vos élèves? **

    CB : Oui il y a des élèves que nous avons complètement perdus de vue. On voit des situations assez étonnantes, je pense notamment à un élève de 1ère bac pro gestion-administration qui est très bon, un jeune homme issu de l’immigration africaine, très cultivé, qui faisait beaucoup avancer le cours, et dont le père à chaque réunion parents-professeurs venait avec fierté recevoir les notes de son fils. Or, depuis le début du confinement, nous ne parvenons pas à le joindre. Nous avons essayé de passer par ses camarades, mais il reste injoignable, on ne sait pas pourquoi. Et ce cas-là, malheureusement, en lycée professionnel, se rencontre souvent...

    **LT : En lycée professionnel où l’enseignement pratique est important, les stages le sont également. Là tout s’est arrêté. **

    CB : Oui, nous avons des élèves dont le stage s'est interrompu du jour au lendemain à cause du confinement. Mon inquiétude vient du fait que ces stages font généralement beaucoup mûrir les élèves. Je pense notamment à certaines de mes élèves de Bac Pro ASSP (Accompagnement, soins et services à la personne) qui se destinent à devenir aide-soignante. Durant leurs stages en EHPAD, le fait de devoir prendre en charge des personnes âgées les fait grandir. Je m'interroge sur le vide que peut créer, dans le parcours d’un lycéen professionnel, 3 ou 4 mois à la maison, sans la possibilité de ces semaines en entreprise...

    **LT : Cette année, les épreuves du baccalauréat ne pourront pas être organisées. Comment cette décision d'attribuer le diplôme en fonction du seul contrôle continu a-t-elle été reçue par vos élèves? **

    CB : Durant cette période de confinement, je puise dans mon programme ce qui peut aider les élèves à lire la crise que nous sommes en train de vivre, parce que je pense que ce serait vraiment dommage de passer à côté de cette relecture des événements avec eux. Là je suis en train de leur montrer que ce qu’ils apprennent dans le programme leur permet de comprendre le monde, les grandes puissances de la mondialisation par exemple. Avec mes terminales, nous travaillons notamment sur la géographie de l’Union européenne, nous essayons de comprendre quelles sont les ressources de l’UE pour gérer la crise, les tensions et les problèmes qui se posent à elle. En lettres, je leur ai proposé de travailler à partir d'une nouvelle de Bernard Werber, Homo confinus, publiée il y a peu sur Internet, et dans laquelle il invente un monde où les hommes vivent confinés depuis des années sous terre. 

    **LT : Et en histoire ? **

    CB : En histoire, c’est intéressant parce qu’on travaillait sur la guerre froide, un passé récent mais que néanmoins ils ne connaissent pas du tout. Ce qui les a beaucoup intéressés, c’est la façon de penser américaine autour de la notion de liberté notamment. Ils avaient beaucoup de questions sur le confinement aux Etats-Unis, la façon dont il est appliqué, la manière dont il est aussi perçu par les Américains. Donc cela permet à l’aide de l’histoire récente d'élaborer des perspectives historiques.

    LT : Ressentez chez vos élèves le manque de discussions collectives ?

    CB : Oui, et je crois que c’est une des raisons pour laquelle j’ai relancé cette proposition de classe virtuelle, parce que même si je n’ai que quelques élèves à chaque fois, je sens que cela fait du bien à tout le monde. Cela m’a replongé dans ce que nous avions vécu en 2015 au moment des attentats. Je me souviens très bien du lundi matin qui a suivi le 13 novembre où des élèves m’ont dit dès mon arrivée : "Monsieur, j’espère que vous avez bien préparé votre intervention !". Cela signifiait : "Vous êtes peut-être le seul adulte dans notre entourage capable de nous expliquer la crise que nous vivons". Je crois que là c’est la même chose, pour certains lycéens professionnels en tout cas. Cette absence de classe fait que beaucoup de nos élèves n’ont plus aucun endroit où ils peuvent prendre ce recul-là, et cela constitue selon moi un énorme manque. La majorité de nos élèves vivent dans des milieux populaires, ont des frères ou sœurs dont ils doivent s’occuper, le ménage à faire pour beaucoup d’entre eux, leurs journées sont souvent chargées, c’est la vie quotidienne qui prend le dessus. Alors que la classe au contraire est le lieu où on peut s’arrêter et discuter des questions qui nous traversent. Le fait que ça n’existe plus me peine beaucoup. 

    LT : Vous êtes donc impatient de revoir vos élèves, même pour quelques semaines seulement ?

    CB : Oui, ils me manquent, et je ne pense pas être le seul ! Pour ceux que je vois 7 ou 8 heures par semaine, j’arrive à savoir s'ils sont de bonne ou de mauvaise humeur, s’ils vont bien ou pas rien qu’à leur façon d’entrer en classe, à leur attitude, à l'expression de leur visage. S'il existe des grandes diversités entre les bac pro et les CAP, ce qui unifie les lycées professionnels, c’est bien le rapport entre élèves et enseignants, parce que ces derniers sont souvent des adultes qui les ont aidés tout au long de leur scolarité. En ce moment, ce lien particulier se révèle, souvent les élèves nous écrivent pour rendre un contrôle et nous demandent si on va bien. Et la réciproque est vraie aussi. Certains de mes élèves ont des proches qui sont tombés malades, quelquefois gravement, là aussi, nous tentons de les accompagner au mieux. Alors oui, tout cela me manque, de ne plus avoir ce lieu qu’est la classe, qui est mon lieu d’observation privilégié des élèves.

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