Podcast

Geoffroy de Lagasnerie : "La manifestation ou la grève sont des formes d’expression et plus d’action"

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le mercredi, 30 septembre 2020 (22 min)


Le philosophe et sociologue, Geoffroy de Lagasnerie, est l'invité du Grand entretien de la matinale de France Inter. Il est l'auteur de "Sortir de notre impuissance politique" aux éditions Fayard, paru le 26 août.


Geoffroy de Lagasnerie Philosophe, sociologue, professeur à l'Ecole Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy



   
Provient de l'émission
L'invité de 8h20 : le grand entretien

Au programme
  • Dans cet ouvrage, que son auteur définit comme "une espèce de manuel de luttes", Geoffroy de Lagasnerie explique avoir constaté chez les militants de gauche "un sentiment d’impuissance". "Les combats sont trop grands, les ennemis trop forts, les inerties trop puissantes. On a le sentiment qu’on n’arrivera jamais à changer les choses, qu’il y a une paralysie des forces de gauche et des forces progressistes. L’une des questions qu’on devrait se poser à gauche, ce n’est pas tellement que nous n’agissons pas qui fait que nous perdons, mais nos manières d’agir elles-mêmes. Est-ce qu’il n’y a pas une forme d’impuissance, d’auto-mutilation de la gauche par elle-même ?"

    Le sociologue s’inquiète ainsi d’une "ritualisation" de certains modes d’action, au détriment de leur efficacité. "Il y a une logique perverse qui s‘est mise en place à gauche depuis une vingtaine ou une trentaine d’années : c’est lorsqu’elle croit qu’elle est en train d’agir, qu’elle est en fait en train de s’autodétruire et de perdre. La contestation nous piège : lorsque nous militons, nous militons beaucoup plus en automates qu’en stratèges. Nous recourons à des formes d’action rituelles, instituées : la manifestation, la grève, l’occupation, même l’émeute violente… Il faudrait faire un état des lieux général des formes d’actions pour les réinventer autrement."

    "On sort dans la rue, on fait des selfies sur Instagram, mais on n’a pas agi politiquement"

    "Ce que je constate, c’est que depuis 30 ans, lorsqu’on veut protester contre un gouvernement, on recourt à deux formes d’action importantes : la manifestation ou la grève", rappelle l’auteur. "Or de plus en plus, ce sont seulement des formes d’expression et plus d’action. On sort dans la rue, on s’exprime, on rentre chez soi, on fait des selfies qu’on a mis sur Instagram, mais on n’a pas agi politiquement. Je fais une différence entre “agir” et “s’exprimer politiquement” : très souvent à gauche, on confond les deux. On perd le contact avec les possibilités de la transformation radicale."

    Pire, selon lui, à gauche, "on perd et même on régresse". "Depuis la fin des années 80, il y a eu une espèce d’inversion du temps politique. Jusqu’alors, les forces de gauche, les forces progressives étaient proactives, elles essayaient d’imposer les transformations aux dominants, notamment par la grève qui, à ce moment-là, était un moyen d’action. Or paradoxalement, si on pense aux grèves depuis une dizaine d’années, on ne peut citer que des mouvements “contre” des mesures. Le mouvement social est devenu une sorte de réaction à la réaction, et appelle “gagner” le fait de “ne pas perdre”. En fait, vous ne pouvez que perdre : soit le projet passe, soit vous avez simplement conservé l’ordre présent, mais vous l’avez transformé en ordre voulu, dont vous fêtez la conservation. Paradoxalement, vous avez perdu parce que vous avez transformé comme positif, comme valorisé, ce que vous critiquiez auparavant, donc vous avez cédé du terrain."

    "Il faudrait réfléchir à gauche à notre tendance à quitter les institutions lorsque nous sommes en désaccord avec elles"

    Le problème, c’est que les adversaires de la gauche, eux, sont dans une logique plus efficace. "Les formes néofascistes sont beaucoup plus puissantes que les formes néoprogressistes, que ce soit Bolsonaro, Trump, Johnson… Ce n’est pas un constat seulement français", estime Geoffroy de Lagasnerie. "La gauche a trop souvent tendance à penser l’opposition entre le mouvement social et l’ordre social : il y a des gens qui seraient du côté de l’ordre, et de l’autre ceux qui veulent le transformer. Or on oublie que les riches, les dominants, eux aussi sont mobilisés, agissent, ont des intérêts de transformation. Les instruments de la lutte du mouvement conservateur sont plus puissants que ceux de la lutte progressiste : ils ont déployé des stratégies plus lentes, plus silencieuses de conquête des appareils du pouvoir et des cerveaux. C’est pour cette raison qu’elles sont victorieuses."

    Que faire pour rendre la gauche à nouveau efficace ? Pour le philosophe, cela passe notamment par une réappropriation des institutions, même celles dont les militants se méfient. "Il faudrait réfléchir à gauche à notre tendance à quitter les institutions lorsque nous sommes en désaccord avec elles, et paradoxalement à définir comme action radicale le fait de se priver des lieux de l’action radicale", précise-t-il. "Or je pense que quand vivons dans un monde où il y a des systèmes de pouvoir, il faut des transformations systémiques, et l’un des lieux pour les produire, ce sont les institutions, le droit, les grandes institutions internationales… De ce point de vue, il est beaucoup plus intéressant de faire un maniement subversif des institutions. Je ne crois pas que les institutions aient des natures ou des essences, ce sont des conquêtes historiques, et des manières dont les dominants ou dominés vont s’en servir pour produire un certain nombre de buts. La police, l’école peuvent servir de manière très démocratique ou au contraire de manière très injuste."

Illustration
Geoffroy de Lagasnerie
Copyright
  • Radio France
Collection

Consulter en ligne

Suggestions

Du même auteur

Podcast

Yannick Jadot : "Les polémiques, on ne les crée pas nous-mêmes : les réseaux s’en emparent"

L'invité de 8h20 : le grand entretien

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le lundi, 14 septembre 2020  (Durée 22 min)

Yannick Jadot, député européen EELV, est l'invité du Grand entretien de France Inter. Il évoque la crise du Covid, le plan de relance du gouvernement, la tribune pour demander un moratoire sur la 5G m...

Podcast

Débat entre Michaël Zemmour et Anne-Sophie Alsif autour de la réforme des retraites

L'invité de 8h20 : le grand entretien

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le mardi, 07 février 2023  (Durée 23 min)

Michaël Zemmour, maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Anne-Sophie Alsif, cheffe économiste de BDO France (cabinet d'analyse économique) et professeure d'économie à la Sor...

Podcast

Olivier Galland : "Ce qui caractérise les 18-24 ans, c'est la désaffiliation politique"

L'invité de 8h20 : le grand entretien

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le jeudi, 03 février 2022  (Durée 24 min)

Marc Lazar, Professeur d’Histoire et de sociologie politique à Sciences Po, Senior fellow à l’Institut Montaigne, et Olivier Galland, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, sont les invit...

Podcast

"Le seul moyen d'abîmer une langue, c'est de ne pas la parler", affirment deux linguistes

L'invité de 8h20 : le grand entretien

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le vendredi, 26 mai 2023  (Durée 24 min)

À la question "comment va le français ?" Deux linguistes répondent : "Le français va très bien, merci", dans un texte publié chez Gallimard. La langue "n'a jamais été autant parlée" dans le ...

Podcast

Pierre Mathiot : “Il reste neuf semaines, il me semble normal d’organiser le retour à l'école”

L'invité de 8h20 : le grand entretien

Nicolas Demorand | Léa Salamé
Diffusé le jeudi, 30 avril 2020  (Durée 25 min)

"Il va de soi que tous ne retourneront pas à l’école, que ceux qui iront le feront dans des conditions exceptionnelles" mais "il me semble normal d'organiser le retour" en classes, juge Pierre Mathiot...

Chargement des enrichissements...