Dans cet ouvrage, que son auteur définit comme "une espèce de manuel de luttes", Geoffroy de Lagasnerie explique avoir constaté chez les militants de gauche "un sentiment d’impuissance". "Les combats sont trop grands, les ennemis trop forts, les inerties trop puissantes. On a le sentiment qu’on n’arrivera jamais à changer les choses, qu’il y a une paralysie des forces de gauche et des forces progressistes. L’une des questions qu’on devrait se poser à gauche, ce n’est pas tellement que nous n’agissons pas qui fait que nous perdons, mais nos manières d’agir elles-mêmes. Est-ce qu’il n’y a pas une forme d’impuissance, d’auto-mutilation de la gauche par elle-même ?"
Le sociologue s’inquiète ainsi d’une "ritualisation" de certains modes d’action, au détriment de leur efficacité. "Il y a une logique perverse qui s‘est mise en place à gauche depuis une vingtaine ou une trentaine d’années : c’est lorsqu’elle croit qu’elle est en train d’agir, qu’elle est en fait en train de s’autodétruire et de perdre. La contestation nous piège : lorsque nous militons, nous militons beaucoup plus en automates qu’en stratèges. Nous recourons à des formes d’action rituelles, instituées : la manifestation, la grève, l’occupation, même l’émeute violente… Il faudrait faire un état des lieux général des formes d’actions pour les réinventer autrement."
"On sort dans la rue, on fait des selfies sur Instagram, mais on n’a pas agi politiquement"
"Ce que je constate, c’est que depuis 30 ans, lorsqu’on veut protester contre un gouvernement, on recourt à deux formes d’action importantes : la manifestation ou la grève", rappelle l’auteur. "Or de plus en plus, ce sont seulement des formes d’expression et plus d’action. On sort dans la rue, on s’exprime, on rentre chez soi, on fait des selfies qu’on a mis sur Instagram, mais on n’a pas agi politiquement. Je fais une différence entre “agir” et “s’exprimer politiquement” : très souvent à gauche, on confond les deux. On perd le contact avec les possibilités de la transformation radicale."
Pire, selon lui, à gauche, "on perd et même on régresse". "Depuis la fin des années 80, il y a eu une espèce d’inversion du temps politique. Jusqu’alors, les forces de gauche, les forces progressives étaient proactives, elles essayaient d’imposer les transformations aux dominants, notamment par la grève qui, à ce moment-là, était un moyen d’action. Or paradoxalement, si on pense aux grèves depuis une dizaine d’années, on ne peut citer que des mouvements “contre” des mesures. Le mouvement social est devenu une sorte de réaction à la réaction, et appelle “gagner” le fait de “ne pas perdre”. En fait, vous ne pouvez que perdre : soit le projet passe, soit vous avez simplement conservé l’ordre présent, mais vous l’avez transformé en ordre voulu, dont vous fêtez la conservation. Paradoxalement, vous avez perdu parce que vous avez transformé comme positif, comme valorisé, ce que vous critiquiez auparavant, donc vous avez cédé du terrain."
"Il faudrait réfléchir à gauche à notre tendance à quitter les institutions lorsque nous sommes en désaccord avec elles"
Le problème, c’est que les adversaires de la gauche, eux, sont dans une logique plus efficace. "Les formes néofascistes sont beaucoup plus puissantes que les formes néoprogressistes, que ce soit Bolsonaro, Trump, Johnson… Ce n’est pas un constat seulement français", estime Geoffroy de Lagasnerie. "La gauche a trop souvent tendance à penser l’opposition entre le mouvement social et l’ordre social : il y a des gens qui seraient du côté de l’ordre, et de l’autre ceux qui veulent le transformer. Or on oublie que les riches, les dominants, eux aussi sont mobilisés, agissent, ont des intérêts de transformation. Les instruments de la lutte du mouvement conservateur sont plus puissants que ceux de la lutte progressiste : ils ont déployé des stratégies plus lentes, plus silencieuses de conquête des appareils du pouvoir et des cerveaux. C’est pour cette raison qu’elles sont victorieuses."
Que faire pour rendre la gauche à nouveau efficace ? Pour le philosophe, cela passe notamment par une réappropriation des institutions, même celles dont les militants se méfient. "Il faudrait réfléchir à gauche à notre tendance à quitter les institutions lorsque nous sommes en désaccord avec elles, et paradoxalement à définir comme action radicale le fait de se priver des lieux de l’action radicale", précise-t-il. "Or je pense que quand vivons dans un monde où il y a des systèmes de pouvoir, il faut des transformations systémiques, et l’un des lieux pour les produire, ce sont les institutions, le droit, les grandes institutions internationales… De ce point de vue, il est beaucoup plus intéressant de faire un maniement subversif des institutions. Je ne crois pas que les institutions aient des natures ou des essences, ce sont des conquêtes historiques, et des manières dont les dominants ou dominés vont s’en servir pour produire un certain nombre de buts. La police, l’école peuvent servir de manière très démocratique ou au contraire de manière très injuste."