Obtenir des droits de diffusion étendus ou quitter le financement du cinéma en devenant soi-même une plateforme de séries : c’est depuis mardi la menace de son financeur n°1: « l’ultimatum de Canal + au cinéma français » titre le Figaro qui a publié l’interview de son PDG Maxime Saada.
Dans cet entretien offensif, le dirigeant veut faire levier sur les derniers accords entre le gouvernement, la filière cinéma et les plateformes : un décret qui donne dès le premier juillet à ces dernières le droit de diffuser les films un an après leur sortie, en contrepartie d'une contribution de 20 % de leur chiffre d’affaire pour financer l’audiovisuel et le cinéma : ce que Roselyne Bachelot avait qualifié dans Les Echos d’« aussi révolutionnaire et structurant pour le secteur que la loi de 1981 sur le livre ».
Pour la chaîne payante, c’est une atteinte à son droit exclusif de diffuser les films 8 mois après leur sortie : si Netflix a droit à 12 mois seulement, Canal + veut 3 à 4 mois, sinon pas question de suivre « un cinéma français qui veut croire aux miracles » et qui « court à la catastrophe ».
Avec les plateformes : de l'argent frais, et un marché de la diffusion bousculé
D’abord la presse économique précise que c’est en réalité 20 % de 20 %, soit 4 % du chiffre d’affaire des plateformes qui serait consacré au cinéma : autrement dit, écrit Nicolas Madelaine des Echos, pour 40 à 50 millions d'euros, Netflix, Disney, ou Amazon – qui vient de racheter MGM – s'offrent un accès privilégié au marché du cinéma le plus protégé du monde et pourront y déverser tout le catalogue américain.
C’est l’argument de Canal +, qui crie à la trahison de l’équilibre historique et prévient que quitte à laisser entrer les loups dans la bergerie, il se verrait bien en loup : d'où la menace de fermer ses chaînes TNT, cesser ses financements généreux pour devenir une plateforme essentiellement tournée vers les séries.
Bluff ou menace réelle ? Canal + affaiblirait le financement du cinéma
Ce que vise Canal +, c'est la « chronologie des médias » : un ensemble de règles uniques au monde, qui déterminent l’ordre de diffusion en fonction du financement, plus vous payez, plus tôt vous diffusez : avec un taux de 3 %, les télévisions gratuites (France Télévisions, TF1, M6...) doivent attendre presque deux ans ; en payant 12,5 %, Canal + en est le pilier et s’assure une place prioritaire.
C’est ce dispositif qui garantit depuis 35 ans la diversité du cinéma, grosses productions et créations indépendantes, pour une somme et un nombre de films qui ne cessent d’enfler (plus de 900 millions d'euros et près de 400 films en 2019) ; mais l’ensemble reste fragile car il dépend principalement des accords entre les chaînes et le Centre National du Cinéma et de leurs bilans financiers : l’année dernière, rappelle Nicole Vulser du Monde, les investissements dans la production ont chuté de 30 %, à 784 millions d'euros.
Si Canal + se convertissait en plateforme, c’est « la moitié de la manne actuelle » qui s’évaporerait, prédit dans Le Figaro Enguerrand Renault. La chaîne joue donc quitte ou double, la même stratégie que pour obtenir les droits de diffusion du football cette année. Pour Les Echos, « ce serait l'aboutissement logique et révolutionnaire de la menace brandie ».
**Faire entrer les plateformes dans le système : à quel prix ? **
Avec le décret « Smad » (services des médias à la demande), la France veut être le premier pays à trouver un accord avec les GAFA pour protéger son exception cinématographique ; mais en voulant réformer chronologie et financement de pair le gouvernement a forcé la main des professionnels : au berger, répond la bergère, et le débat déchire la filière.
Pour résumer : Canal + est soutenu par une centaine d’auteurs-réalisateurs de Rebecca Zlotowski à Jacques Audiard qui dénoncent dans Le Monde un accord injuste et inique et veulent a minima une « clause d’auteur », tandis que des producteurs indépendants veulent une « clause de diversité ».
Du côté des pro-plateformes, le PDG de Pathé Jérôme Seydoux et Pascal Rogard de la SACD veulent « tourner la page de cette chronologie des médias figée dans un temps qui n’est plus » et autoriser les productions des plateformes à accéder aux aides du CNC, quand la télévision gratuite ne demande que du temps et espère allonger le délai pour les plateformes à 15 mois.
Les reproches fusent et les bons mots cinglent : Pascal Rogard souhaite « bon courage à Canal + » s’il se lance contre les plateformes, et dans Le Monde avec Jérôme Seydoux, il raille les « amoureux des lignes Maginot » qui voudraient exclure les producteurs pour plateformes du droit aux aides à la production ; les auteurs réalisateurs contestent les « illusions » et la pseudo « modernité » d’un cinéma français nourri aux mamelles des GAFA et mettent en gardent contre une réforme qui risque « d’anéantir le financement des films ».
XM