Même pas peur ? On aimerait tellement y croire. Surtout lorsqu’il s’agit, comme maintenant, de présenter ses vœux ou de formuler de bonnes résolutions. Bref, de se souhaiter une belle année 2023.
Par les temps qui courent, il en faut du courage, de l’humour et de la vitalité. Cela tombe bien, notre invitée d’aujourd’hui en a à revendre : avec l’anthropologue Nastassja Martin, nous avons suivi les Âmes sauvages en 2016, appris à Croire aux fauves en 2019, pour reprendre le titre de ses deux précédents livres. Le troisième s’intitule À l’est des rêves, et nous transporte, c’est bien le mot, aux pays des éleveurs de rennes, en Sibérie où après la chute de l’URSS, d’anciens kolkhoziens sont repartis en forêt pour retrouver le chemin de leurs rêves, de ceux qui composent des mondes vivables.
La fin du monde ? Mais à certains endroits, elle a déjà eu lieu. Alors on va y voir de plus près. Pourquoi partir si loin ? Il ne s’agit pas de revenir à la nature, elle n’a jamais existé. Il ne s’agit pas non plus de s’inspirer de leurs modes de vie pour nous consoler des nôtres, ce serait, dit Nastassja Martin, céder à l’extractivisme culturel, qui consiste à surexploiter les ressources imaginaires des lointains. Non, on fait avec l’ethnologie ce qu’on fait avec l’histoire, on ouvre le temps, et avec lui la possibilité de nos métamorphoses. C’est ce que Alessandro Pignocchi appelle les ethnographies des mondes à venir. Il nous en parlera dans la seconde partie de l’émission, avec notre sociétaire du jour, Paulin Ismard, parti avec nous sur le sentier des rêves.
Extraits de cet entretien.
Le livre "À l'est des rêves"
Nastassja Martin : "Mon idée première était de m'intéresser à des formes de relations, de rapport au monde qui auraient été très différentes du mien. Et notamment cette idée que la nature n'existe pas et qu'on ne se relie pas à une extériorité, mais à des êtres avec leurs altérités propres qui nous entourent et avec lesquels il faut trouver les moyens de dialoguer. Sauf qu'en arrivant en Alaska, ce qui m'est tombé dessus, c'était plutôt des questions en lien d'un côté avec l'histoire coloniale et les politiques de gestion de la nature qui en découlent et d'autre part, les questions liées aux changements climatiques qui affectaient directement la vie des Gwich’in, population de chasseurs cueilleurs avec lesquels j'ai travaillé."
"C'est vraiment le premier sentiment qui m'a saisie sur ce terrain, au Yukon. C'est cette idée que tout ce qui faisait sens par le passé, tout ce que les Gwich’in eux-mêmes pensaient savoir de source sûre sur les êtres et les éléments qui les entouraient, eh bien c'était en train de se transformer radicalement et donc avec ce sentiment d'incertitude et d'instabilité."
Emmanuelle Tixier du Mesnil a tenu à saluer la qualité de ce livre
Emmanuelle Tixier du Mesnil, maître de conférences en histoire médiévale à l'université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, explique en quoi le livre de Nastassja Martin est admirable, en s'adressant à elle :
"Ça a été pour moi une magnifique découverte et aussi une vraie émotion littéraire. On apprend énormément sur ces collectifs indigènes du Grand Nord, mais en plus, vous nous expliquez votre méthode, vos doutes et avec toujours une très grande honnêteté intellectuelle. Vous êtes en quelque sorte le contraire de ces voyageurs de pacotille ou de ces explorateurs de salon qui ne parlent que d'eux-mêmes. Vous déployez vos analyses d'anthropologue, quand vous employez la première personne du sujet, le je. C'est constamment dans un dialogue qui met en valeur ce que disent vos interlocuteurs et c'est servi par une magnifique écriture ou vous écrivez juste.
Je voudrais souligner très rapidement deux points. Premièrement, c'est passionnant quand vous expliquez la nécessité du détour par l'histoire politique pour comprendre la situation et que vous comparez la domination des États-Unis sur le peuple des Gwich’in de l'Alaska et celle de l'U.R.S.S sur les Even. Et quand vous montrez les formes très différentes de résistance que ces peuples des deux côtés du détroit de Béring ont opposé à ces systèmes coloniaux. Le second point, assez terrifiant, c'est que vous montrez que ces Even ne sont pas du tout dans une nature sauvage et préservée, cette taïga qu'ils ont pu rejoindre à la faveur de l'effondrement du système soviétique. Ils sont affectés par la pollution, par l'intensification du braconnage et ils sont même aux avant-postes du changement climatique qui commencent à nous affecter."
🎧 L'émission est à écouter dans son intégralité...
Bibliographie
- Nastassja Martin, À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, Paris, La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2022.
- Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019.
- Nastassja Martin, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, La Découverte, 2016, rééd. La Découverte/poche, 2022.
- Nastassja Martin, « Dire la fragilité des mondes. L’anthropologie ou l’écriture du commun », Revue du Crieur, 18, 2021, p. 4-19.
- Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Paris, Seuil, 2022.
- Alessandro Pignocchi, La recomposition des mondes, Paris, Seuil, 2019.
- Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
- Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, Paris, La Découverte, 2019, rééd. La Découverte poche, 2022.
- Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2017.
