Adenoïd Hynkel auquel Charlie Chaplin prêta sa voix, son corps et sa moustache dans le film "Le Dictateur", sorti sur les écrans américains en 1940. Il y parlait une langue sans langage, une vocifération haineuse où se bousculent les borborygmes.
C’était la langue du IIIe Reich, dont le philologue Victor Klemperer disait que « tout en elle devait être harangue, sommation, galvanisation ». Mais il y avait autre chose, plus sournois ou plus pernicieux : ces mots doucereux qui, par inversion ou euphémisation, s’infiltraient dans le langage courant. Que veut dire sthunk ? Le traducteur est en difficulté. Il pourrait y reconnaître une déformation de stink, mais non, dans le film, il enjolive, et il dit, vous l’avez entendu, tantôt factice, tantôt odieux, tantôt répréhensible – et il dégage sa responsabilité de toute erreur d’interprétation.
Voici très exactement ce qu'Olivier Mannoni se refuse à faire : en traduisant Mein Kampf. Il a, écrit-il, « ouvert des portes insoupçonnées ». Sur son métier de traducteur, mais aussi sur notre responsabilité face à cette langue empoisonnée.
"Traduire Hitler", c’est le nom d’un livre saisissant qui est paru l’année dernière aux éditions Héloïse d’Ormesson. Nous en parlons avec lui, et avec nos deux sociétaires du jour Manon Pignot et Thierry Sarmant, qui nous rejoignent dans la seconde partie de l’émission. Nous en parlons, « car rien n’est fini », comme l’écrit Olivier Mannoni. Sans doute parce que son épuisante besogne lui permet de discerner, aujourd’hui, ce qu’il appelle les échos lugubres de cette histoire. Une histoire où la violence commence toujours par la destruction de la langue.
Olivier Mannoni est journaliste, auteur, traducteur, comptant 350 livres au compteur. Il a créé l'École de la traduction littéraire pour former de jeunes professionnels à cette technique qui est aussi une éthique.
"Un livre d'une abomination hallucinante"
Aux origines de "Mein Kampf"
Ce livre maudit, empoisonné, est né de la déroute du putsch de la Brasserie à Munich, le 8 novembre 1923. Hitler est alors emprisonné dans la forteresse Landsberg, où il se lance dans la rédaction du texte à partir de juin 1924, de ce récit de vie mensonger, stylisé, qui est aussi une histoire du parti nazi, un programme politique et la promesse d'une catastrophe. Le journaliste redonne le contexte d'écriture : "Le but d'Hitler, quand il commence à écrire ce livre, c'est de se redonner une stature qu'il est en train de perdre au sein de son propre parti après son putsch manqué. Il tente de se poser en ce qu'il n'est absolument pas, un intellectuel. On n'est pas informé de la réalité. Il y a l'idée de créer une espèce de réalité parallèle systématique qui fait que les mots prononcés sont des mensonges puisqu'ils se réfèrent à une réalité qui n'existe pas, mais qui passe pour une réalité incontestable".
"Traduire Hitler, ce n'est pas traduire de l'Allemand, mais une langue destinée à faire peur"
Un livre qui donne l'illusion de partager un raisonnement qui n'a pour seul objectif que de pervertir l'imaginaire social des Allemands durant l'Entre-deux-guerres. Le journaliste explique que ce texte est "une manière de liquider un monde auquel Hitler voue une haine phénoménale, c'est l'obsession de quelqu'un de profondément aigri, qui attirait l'attention de tous les gens qui avaient la sensation d'avoir comme lui-même raté l'objectif de leur vie. C'est d'une médiocrité vraiment hallucinante, qui dépasse absolument tout ce que vous pouvez imaginer. C'est une espèce d'encéphalogramme plat. C'est tellement hallucinant qu'on traduit de manière mièvre cet argumentaire qui relève d'une abomination insoutenable, mais qu'il nous incombe, d'un autre côté, de restituer". Dans son ouvrage "Traduire Hitler", il explique même que traduire le dictateur "ce n'est pas traduire de l'allemand, c'est traduire une langue forgée pour et par un totalitarisme meurtrier, une langue destinée à faire peur, à tromper, à mentir et à abrutir".
Il fait référence à l'un des grands analystes de cette corruption de la langue, le linguiste et philologue Victor Klemperer, qui, entre 1933 et 1945, tenait un journal pour décrire jour après jour la diffusion de ce qu'il appelait "la langue du Troisième Reich", en montrant que la qualité au sens politique de cette langue n'était autre que "sa pauvreté". Sans compter, ajoute l'historien, "plein d'autres éléments qui servaient à instiller la peur, pour noyer la réalité dans un flot de brouillard. Cette nouvelle langue, elle ne pense pas, elle glisse, elle instille les esprits de l'époque de manière si naturelle qu'elle finit par se répandre partout. C'est un livre qui sème des graines de haine, de catastrophe, de guerre".
Un travail de réédition très éprouvant même pour un historien
Dans "Traduire Hitler", il confie l'épreuve extrêmement difficile qu'un tel travail peut demander, un travail de recherche aussi accablant que le texte pose des questions absolument terribles et préfigure l'événement le plus tragique de l'histoire. En effet, comme le policier qui enquête, l'historien doit se mettre dans la peau du criminel, dans la peau du rédacteur comme du premier lecteur qui a pu être séduit par ce texte et se mettre dans la peau des contemporains, pour mieux en saisir la dimension. À tel point que nombreux sont les historiens avant lui qui se sont arrêtés en chemin tant le sujet est hallucinant.
Au micro de Patrick Boucheron, il raconte comment il a dû mettre de côté la consternation que peut susciter la lecture d'un texte aussi terrible que "Mein Kampf" pour pouvoir déconstruire le langage abominable utilisé par son auteur et mieux en saisir les enjeux d'écriture : "C'est un travail acharné extrêmement rude d'allers-retours du texte et de discussions perpétuelles entre historiens, à tel point que j'ai eu des frissons d'effroi dans le dos. Je me suis longtemps demandé dans quelle galère je m'étais embarqué pour mener ce travail de démontage extrêmement précis d'une langue bourbier, à la limite de l'intelligible. Il m'a fallu descendre dans les entrailles de ce langage inintelligible pour essayer de comprendre comment il fonctionnait, pour mieux décrypter tous ses rouages étranges qui sont le produit d'une incompétence viscérale, mais accompagnés d'une intention réelle".
Après huit années de travail acharné, le résultat est impressionnant et l'ensemble de la communauté scientifique, historienne, salue un résultat incroyable et très important pour le savoir collectif.
Bibliographie
- Olivier Mannoni, Traduire Hitler, Paris, Editions Héloïse d’Ormesson, 2023.
- Florent Brayard et Andreas Wirsching dir., Historiciser le mal, une édition critique de “Mein Kampf”, trad. Olivier Mannoni, Paris, Fayard, 2021.
- Philipp Weiss, Le grand Rire des hommes au bord du monde, Paris, Seuil, 2021, trad. Olivier Mannoni.
- Uwe Wittsock, Février 33. L’hiver de la littérature, Paris, Grasset, 2023.
- Olivier Mannoni, Manès Sperber : l’espoir tragique, Paris, Albin Michel, 2004
- Victor Klemperer, TI, la langue du Troisième Reich. Carnets d'un philologue [1947], trad. Elisabeth Guillot, Paris, Albin-Michel, 1996, rééd. Agora Pocket, 2003.
- Georges Didi-Huberman, Le Témoin jusqu’au bout. Une lecture de Victor Klemperer, Paris, Minuit, 2022.
- Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue, l’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, 2022.
- Stan Neumann, la langue ne ment pas. journal écrit sous le iiie reich, film documentaire, 2004, « Les Films d’ici ».