Le compte-rendu de Jérémie Rousseau
Des pizzicatos mous, des graves placides et une pulsation erratique : tout cela n’aide pas à asseoir un premier mouvement laborieux. On relève des attaques de cuivres baveuses, des tubas ronflants, et une tendance capricieuse à surligner les détails – autant de défauts qui s’accentuent au cours d’un second mouvement jugé prémédité et prosaïque. Herbert Blomstedt et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig ne passent pas la première émission.
C’est à se demander ce qu’il y a à sauver dans ce Bruckner anti mystique joué au pas de charge, qui baigne de tout son saoul dans une hypertrophie sonore. Günter Wand presse le pas dès l’introduction, donne dans le concret et le pragmatisme : quel rapport avec le maître de Saint-Florian ? La qualité instrumentale de l’Orchestre philharmonique de Berlin n’est pas en cause, mais que dire de ces cordes bêlantes ? Pas plus de charme ni de noblesse dans un Adagio littéralement pilonné.
Une forêt plus qu’une cathédrale : on entre dans la Cinquième de Claudio Abbado et du Philharmonique de Vienne en admirant le luxe qui nous environne. Les contrebasses posent des assises splendides, des cors mordorés rayonnent et se lovent dans des cordes de soie, on respire, on écoute, les silences parlent, tout est en place et rien n’est appuyé. D’où vient alors qu’on se détache progressivement de ce Bruckner hédoniste ? Cette facture parfaite, qui place tout sur le même plan, n’occulterait-elle pas le sens et les enjeux de la symphonie ?
C’est un concert symbolique. Le tout dernier d’un chef de 85 ans, Eugen Jochum, qui a consacré sa vie à Anton Bruckner. Aussi, le climat sera solennel, voire religieux. Sur un tempo étiré, l’arche se déploie dans sa grandeur et son lyrisme, accordant la primauté au chant, installant d’emblée la prière, et, dans ses phrases déchirantes, la nostalgie d’un paradis perdu. On en pardonne les scories de la prise de son. L’Adagio dilate le temps, lance des regards vers l’au-delà, un hautbois déchirant dit la désolation derrière le hiératisme. Le quatrième mouvement, construit patiemment, atteint au mystique, et en dépit d’une fugue qui pourrait être plus contrastée, sculpte une pâte vénéneuse dont le climat fervent hante durablement. Une expérience.
Christian Thielemann trouve le chemin organique de la symphonie, déploie un sens du suspense et sait habiter le temps long. On admire la construction et le dosage de crescendos faramineux, apprécie la suprême élégance du premier mouvement, la somptuosité des cordes, le sens donné à chaque passage, entre appel intérieur et éclat solaire. Après l’énergie du scherzo, les épisodes du final s’enchainent dans la même logique : cette Cinquième, bâtie dans une perspective de drame wagnérien, requiert de la patience pour voir l’architecture s’ériger. On en sort remué.
Le mystère et la foi ; le doute, puis la crainte. Dans un cérémonial inquiet, Nikolaus Harnoncourt passe à la loupe l’écriture de Bruckner à qui il restitue son alacrité, ses ombres, et maintient une tension et un équilibre qui tiennent du miracle. Dans ces phrasés inattendus et ce vibrato dosé au millimètre, on redécouvre les racines populaires du compositeur, ici la mélancolie de Schubert (la rusticité du scherzo), là des humeurs dépressives qui sondent la psyché autrichienne : ainsi de l’ Adagio , d’abord nonchalant puis pris d’angoisse. Désespéré, le final accumule les contrastes et les reliefs : c’est une apothéose non par le triomphe de l’affirmation mais par l’écroulement. On aura loué enfin, tout au long, la beauté de l’Orchestre philarmonique de Vienne et la perfection de la mise en place.
Palmarès
N°1 : Version C
Orchestre philharmonique de Vienne, dir. Nikolaus Harnoncourt
RCA (2004)
N°2 : Version E
Orchestre philharmonique de Munich, dir. Christian Thielemann
DG (2004)
N°3 : Version F
Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dir. Eugen Jochum
Tahra (1986)
N°4 : Version A
Orchestre philharmonique de Vienne, dir. Claudio Abbado
DG (1993)
N°5 : Version D
Orchestre philharmonique de Berlin, dir. Günter Wand
RCA (1996)
N°6 : Version B
Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dir. Herbert Blomstedt
Accentus (2011)
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