En 1975, Gilles Deleuze et Félix Guattari publient Kafka. Pour une littérature mineure qui rebat les cartes de la lecture que l'on faisait des œuvres de Franz Kafka. En compagnie du philosophe Guillaume Sibertin-Blanc, l'émission décrypte ce concept innovant de "littérature mineure" dont Kafka serait le porte-parole.
Kafka, auteur privilégié de l'animalité
Kafka écrit des lettres, des nouvelles et des romans. Il parle de la famille, de la bureaucratie, de l'Amérique et de la Russie. Mais Deleuze et Guattari, en lisant son œuvre sous le prisme du concept de "littérature mineure", y voient aussi beaucoup de désirs, beaucoup d'humour, des flux ininterrompus et des devenirs-animaux. Ils en proposent une lecture inventive en interrogeant le rapport de Kafka à l'animalité, motif omniprésent des contes et nouvelles et très présent dans l'œuvre kafkaïenne. Mais ils pensent aussi le devenir animal comme un moteur d'écriture, là où "le processus d'écriture se connecte à des expériences non anthropologiques de l'humain", explique Guillaume Sibertin-Blanc.
L'œuvre fragmentaire de Kafka composée de romans avortés, inachevés, de nouvelles, de lettres, de centaines pages de son journal, interpelle les philosophes. Il semble bien que le format de la nouvelle ou du roman court chez Kafka permet de trouver une issue à l'impasse existentielle du héros sous la forme du devenir animal qui offre une issue, une échappatoire au déterminisme familial, au poids des relations humaines.
Le texte du jour
« On ne doit pas perdre de vue que, malgré mes singularités évidentes, je suis bien loin d’avoir renié ma race. C’est une chose étrange, quand j’y réfléchis – et j’ai, pour y réfléchir, tout le loisir, le goût et les capacités nécessaires –, c’est une chose bien étrange que la société canine. Il existe, en dehors de nous autres chiens, toutes sortes de créatures à la ronde, de pauvres êtres insignifiants, muets, réduits à certains cris ; beaucoup, parmi nous autres chiens, les étudient, leur ont donné des noms, cherchent à les aider, à les éduquer, à les cultiver et ainsi de suite. Pour ma part, ils me sont indifférents ; sauf si, par exemple, ils essaient de me gêner ou s’ils peuvent à l’occasion me procurer un bon morceau à me mettre sous la dent, ce qui arrive rarement dans nos régions, je les confonds les uns avec les autres, je ne m’intéresse pas à eux. Une chose cependant est trop frappante pour m’avoir échappé, c’est, en comparaison de nous autres chiens, leur manque de solidarité ; on les voit passer les uns à côté des autres, étrangers les uns aux autres, muets, et avec une sorte d’hostilité ; seul l’intérêt le plus vulgaire est extérieurement capable de les réunir un peu ; encore cet intérêt provoque-t-il souvent la haine et le conflit. »
Franz Kafka, Les recherches d’un chien, 1922, Œuvres complètes
Extraits
- L’Abécédaire de Gilles Deleuze
- Litterasophie et philosophure avec Deleuze et Cixous, Dialogues, France Culture, 07/06/1973
- Felix Guattari - Journée Franz Kafka, France Culture, 17/09/83
- Deleuze - Cinéma cours du 10 du 23 février 1982
Références musicales
- Charles Valentin Alkan, Marche en mi bémol maj op. 40 n°2
- Schnittke, Le portrait
- Noel Noel, Les deux lettres
- Jeanne Moreau, J’ai choisi de rire