La parole poétique, nous dit Rimbaud, n'émane pas du poète qui la profère, mais, précisément, de cet "autre" qu'il s'agit de faire advenir dans le poème. Le philosophe Alain Sager nous sert de guide dans ce deuxième temps d'une semaine des "Chemins de la philosophie" consacrée à la poésie de Rimbaud, dans les pas d'un inlassable exilé, qui n'a eu de cesse de se chercher aussi loin que possible du lieu de son origine.
"Le poète se fait voyant"
"Rimbaud est quand même un poète du défi et de la transgression", nous dit en ouverture de cette émission Alain Sager qui propose une analyse comparée des deux terminologies si souvent utilisées pour qualifier poète : Rimbaud, le voyou et Rimbaud, le voyant.
Après la lecture de La Lettre du voyant que Rimbaud adresse à Paul Demeny, Alain Sager nous propose une analyse de ce qui est vu comme une forme de théorie de l'écriture selon Rimbaud. Cette histoire de voyance vient du romantisme allemand. Il s'agit de franchir les bornes du réel, découvrir ce monde poétique, pratiquer cette invention poétique qui permet de concrétiser, de concevoir peut être un monde nouveau, un monde inconnu, traverser les apparences pour saisir une harmonie plus profonde et peut être plus réelle que la nôtre.
"Je est un autre", une phrase à la fois poétique et philosophique
Dans cette lettre, on trouve la formule qui est le sujet de cette émission, à savoir que pour Rimbaud, "je est un autre". Or, cette phrase sonne de manière étrange, mais le philosophe est justement capable de s'étonner et de sentir l'étrange. Pour Alain Sager dans "je est un autre" il ne faut pas entendre "je suis un autre". Il y a là une autre dimension où le "je" est objectivé et devient objet. C'est l'autre qui est le centre de gravité, c'est à dire le sujet n'est pas seulement multiple, mais il est décentré, délogé ou exclu de lui-même. L'essence du sujet, ce n'est pas le "je", c'est l'autre.
N'est-ce pas alors du côté des "autres" - le forçat, le "nègre", la "vierge folle" - qu'il faut chercher le vrai Rimbaud ? Alain Sager poursuit son analyse rimbaldienne avec le poème Mauvais sang extrait d'Une saison en enfer où il est question de rejet du racisme et de la dignité de l'opprimé. Puis dans Délires, il est question du poème Vierge folle et l'Epoux infernal, source de nombreuses interprétations contradictoires
Le texte du jour
"On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si souvent peu l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre – s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la Symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. (…) La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. (…) – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche en lui-même, il épuise tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. (…) Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils continueront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! "
Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871, Pléiade (2009)
Lectures
- Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871, Pléiade (2009) pp343-344
- Rimbaud, Une saison en enfer, « Mauvais sang » Pléiade (2009) pp. 250-251
- Rimbaud, Une saison en enfer, Délires I, Vierge folle, L’époux infernal (Pléiade, 1972, pp. 102-103)
Références musicales
- Léo Ferré, On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans
- Elliott Carter, Figment III - pour contrebasse
- Adolf Von Henselt, 12 études caractéristiques op 2 : étude en ré min op 2 n°1 : orage, tu ne saurais Samuel Feinberg, Berceuse pour piano