C'est un homme sans nom. X. Appelons-le ainsi : Monsieur X.
Il n'a consenti à me confier les secrets de son extraordinaire existence que si je garantissais scrupuleusement son anonymat. Et à plusieurs reprises, il a menacé, j'interromperais immédiatement nos entretiens si cette clause n'était pas respectée. Alors, que puis-je dire sans trahir cet engagement ? Monsieur X est âgé, il doit avoir entre 70 et 80 ans. Mais allez savoir exactement avec ce diable d'homme. Malgré son âge, il donne une incontestable impression de vigueur, de force physique et son regard clair vous transperce.
Bref, vous l'aurez compris, le bonhomme n'est pas particulièrement commode, et lorsqu'il consent à se livrer, c'est toujours au compte-gouttes. Je l'ai rencontré par hasard. Enfin, c'est ce que je croyais, mais à vrai dire, aujourd'hui, je n'en suis plus très sûr. C'était il y a quelques mois, je travaillais à la préparation d'un documentaire sur l'armistice de 1940 et je courais de bibliothèque en bibliothèque afin de me documenter. Un jour, à l'Arsenal, mon voisin de table s'est tourné vers moi. Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais je vois que vous vous intéressez aux événements de 1940.
C'était Monsieur X, vous l'avez deviné. Et c'est ainsi que tout a commencé. En sortant de la bibliothèque, nous avons pris un verre. L'homme est charmant, charmeur, conviendrait mieux. J'ai d'abord écouté avec un certain scepticisme ses premiers propos. Tout avait commencé pour lui en 1940, tout c'est à dire une vie hors du commun, une existence qui lui avait permis de passer, comme il le dit lui même, de l'autre côté des choses.
Monsieur X prétendait en effet détenir un certain nombre de secrets sur l'histoire du demi-siècle passé. Il y a toujours deux vérités, me dit-il ce jour là, la vérité officielle et l'autre, celle qui ne sera jamais écrite dans les livres d'histoire, mais qu'un petit nombre d'initiés connaît. Moi, j'ai le privilège de faire partie de ce cercle. Oui, je vous l'avoue, j'étais vraiment sceptique. Mais la curiosité a été la plus forte et je ne le regrette pas.
Monsieur X, j'ai bien sûr essayé d'en savoir plus sur cet énigmatique personnage. Hors micro, il a consenti enfin à me dire qu'il avait occupé de hautes fonctions, tantôt dans l'administration ou les sphères proches du pouvoir, tantôt dans le privé, mais jamais sur le devant de la scène. Ce fut un homme de l'ombre, oui même si cette expression prête un peu à sourire. Un homme qui, en tout cas, a beaucoup fréquenté les officines des services spéciaux, officiels ou non.
Il avait envie de parler, je le sentais, mais en même temps, il y avait chez lui une grande méfiance. Et lorsque je lui ai proposé de l'enregistrer, il a aussitôt poussé les hauts cris. Bref, à force de persuasion, je suis arrivé à mes fins. Nous avons convenu de nous voir en terrain neutre, dans les bureaux d'une société d'import-export où, curieusement, nous ne rencontrons jamais personne. Encore un mystère de plus.
▷ Vous m'avez dit l'autre jour que pour vous, tout avait commencé en 1940. Qu'est ce que ça veut dire ?
- Ça veut dire que pour la première fois peut-être, j'ai eu la révélation que nous vivons dans un monde de faux-semblants.
- Il faut être un peu plus clair.
- A l'époque, j'étais un tout jeune homme. Après des études nonchalantes, j'ai eu la chance d'être affecté dans un service un petit peu spécial.
- Service de renseignements, j'imagine. C'est le deuxième bureau,
- Peu importe. Ce qui compte dans mon histoire et ce qui va orienter à tout jamais ma vie, c'est que je découvre, en ces années très noires, que la trahison existe au sein même des plus hautes instances du pays.
- C'est une accusation grave.
- Vous avez entendu parler de la cinquième colonne ?
- Comme tout le monde. Je vais vous dire j'ai toujours pensé qu'il s'agissait d'un bobard, de la propagande pure.
- Détrompez vous. La cinquième colonne existe bel et bien, mais alors pas tout à fait là où on croyait la trouver.
- N'allez pas trop vite. Parce que pour moi, comme pour tous les gens qui ont connu l'époque et qui l'ont étudiée, moi je vois encore cette célèbre affiche de Paul Colin où on lisait si mes souvenirs sont bons. "Silence. L'ennemi guette vos confidences". C'est à dire que, en gros, le gouvernement faisait croire à l'époque que des agents ennemis étaient infiltrés dans la population et renseignaient les nazis en vue de la guerre prochaine.
- Ils n'avaient pas tout à fait tort. Au moment de l'invasion allemande, il s'est produit un peu partout en France des événements extrêmement curieux. Ainsi, ces mystérieux coups de téléphone censés venir de l'état major demandant à la population civile d'évacuer les villes et les villages frontière du Nord,
- Ça marchait, ça ?
Et comment ! Si ça n'allait pas assez vite, les Allemands bombardaient un peu. Résultat : la panique. Une panique qui a précipité des milliers, des centaines de milliers de gens sur les routes. On cassait le moral de la population, mais surtout, c'était là l'essentiel, on gênait la progression des troupes françaises sur des routes totalement encombrées par ces colonnes de voitures, de charrettes, surchargées de meubles, d'ustensiles de cuisine. Enfin, tout ça, ça circulait en sens inverse. C'était véritablement l'embouteillage du siècle.
- Donc, si je vous suis bien, l'exode, le fameux exode a été provoqué par la cinquième colonne.
- Tout à fait. Il suffisait d'un tout petit nombre d'agents pour organiser cette horrible confusion. C'était la guerre psychologique avant même qu'on ne la vende. Je dirais même plus. La croyance dans cette cinquième colonne était aussi importante que son existence même. Il fallait que les Français soient persuadés que les agents ennemis étaient partout et qu'il était donc urgent de fuir toujours plus loin, encore plus loin, puisque la catastrophe était inévitable.
Programmation musicale
- Piers Faccini & Ben Harper All aboard
- Barbara Il me revient
- Étienne Daho Au commencement
- Serge Gainsbourg L'homme à tête de chou
Bibliographie