Médiathèque Georges Brassens

En 1815, Marie-Antoine, dit Antonin, Carême fait paraître Le pâtissier royal parisien ou Traité élémentaire et pratique de la pâtisserie ancienne et moderne. Nous y trouvons l’éloge d’un potage d’orge mondé à la russe, de la darne de saumon à la russe, d’une soupe glacée à la russe, des petits pâtés russes, des rissoles à la russe, et bien sûr du "service russe qui diffère considérablement du nôtre, en ce que rien du service de cuisine ne paraît sur la table". Savoureuse histoire des échanges culinaires et culturels qui s’inscrivent dans la longue relation, complexe, entre la Russie et l’Europe : à table !

L'attrait de la modernité européenne

Au Xe siècle, l’espace russe entre dans le monde chrétien. Les relations avec l’Europe restent marginales et épisodiques, mais l’invasion mongole du XIIIe siècle et la chute de Byzance en 1453 permettent à la Russie nouvellement unifiée de s’imposer en champion de l’orthodoxie et en rempart du monde chrétien contre l’Asie barbare.

D’Ivan le Terrible, premier des tsars de Russie, à Pierre le Grand, la modernisation de l’empire est synonyme d’européanisation. "Pierre le Grand est obsédé par le retard technologique. Il veut faire de la Russie une grande puissance militaire. C'est la raison pour laquelle il accomplit un premier voyage incognito dans plusieurs pays européens", raconte l'historienne Marie-Pierre Rey. "Son idée est de se mettre à l'école de l'Europe pour en observer tout ce qui s'y fait en matière d'organisation militaire, administrative, en matière de droit, etc. (…) Mais il n’est pas un admirateur béat de l’Europe."

Les nobles doivent se vêtir à l’occidentale, l’administration est réformée sur le modèle suédois et l’armée sur le modèle allemand. Tout est mis en œuvre pour attirer les capitaux et les savoir-faire européens en Russie. Pourtant, il faut attendre le règne de Catherine II pour que l’Europe cesse de considérer son voisin russe avec méfiance. Grâce au mécénat, à la diplomatie et à la politique commerciale de la Grande Catherine, la Russie n’est plus regardée comme un espace lointain et barbare, et entre de plain-pied dans la communauté des pays "civilisés" d’Europe.

La méfiance face au "danger" occidental

Rapidement, une ambiguïté se fait jour, qui marque tout le XIXe siècle : si l'européanisation est pour certains synonyme de progrès et de modernité, d’autres y voient le risque d’une "dérussification", d’une mise en danger de l’identité nationale. Jusqu’à aujourd’hui, la relation russo-européenne oscille entre franche volonté de rapprochement et tentation de l’autarcie face à une Europe souvent jugée néfaste et subversive.

"Jusqu'à la révolution d'Octobre, la Russie regardait vers l'Europe. À partir de là, c'est l'inverse qui se produit. La Russie bolchévique devient un modèle. On aura les compagnons de route, la création des partis communistes, le Kominterm, des structures qui visent à répandre l'idéal bolchévique dans toute l'Europe", explique Marie-Pierre Rey.

Comment, depuis le Moyen Âge, la Russie a-t-elle constamment recomposé son rapport à l'Europe occidentale, entre confrontation ou coopération ? A-t-elle adopté la voie européenne pour accéder à la modernité, inventé la sienne propre ou recherché une synthèse ? Comment cette interrogation a-t-elle nourri les représentations et les pratiques du pouvoir des dirigeants russes et soviétiques, d'Ivan le Terrible à Vladimir Poutine en passant par Pierre le Grand, Catherine II et Staline ?

Pour en parler

Marie-Pierre Rey est professeure d'histoire russe et soviétique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves de l'Institut Pierre Renouvin.

Elle a notamment publié :

• Le Premier des chefs. L’exceptionnel destin d’Antonin Carême (Flammarion, 2021)
• La Tentation du rapprochement : France et URSS à l’heure de la Détente (1964-1974) (Éditions de la Sorbonne, 2020)
• Atlas historique de la Russie. D'Ivan III à Vladimir Poutine (co-écrit avec François Xavier Nérard, Autrement, 2017)
• La Russie face à l'Europe, d'Ivan le Terrible à Vladimir Poutine (Flammarion, 2016)
• L'Effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie (Flammarion, 2012)

Sons diffusés dans l'émission

• Archive sur le tsar Ivan III dans l'émission Le Passé en direct sur France 3 le 30 janvier 1982
• Musique du film Ivan le Terrible de Sergueï Eisenstein, composée par Sergueï Prokofiev
• Archive de l'historien François-Xavier Coquin à propos de l'impératrice Catherine II dans l'émission Heure de culture française de la RTF le 12 novembre 1962
• Chanson Napoléon, ses amis et ses ennemis : la campagne de Russie par Paul Barré