"Avaler le monde" : quelle expression parfaite pour dire l'ennui avec l'aventure et le sérieux ? Jankélévitch en fait l'une des trois expériences du temps. Le sérieux, c'est le kaîros, le sens de l'instant, l'ici et maintenant, l'aventure. C'est le temps qui file et qui ne se ressent nullement. Le temps est immédiatement mouvement, espace.
Et il y a le sentiment d'endurer la durée. Un sentiment qui se conjugue souvent au présent. Mais on peut craindre de s'ennuyer, mais sans encore éprouver l'ennui. On peut d'ailleurs s'angoisser de cela. Mais il y a aussi le cas du malheur d'être trop heureux. Celui qui s'ennuie faute d'angoisse, faute de souci, faute d'aventure. Et oserait-on rajouter, faute de sérieux ?
L'ennui serait-il un non-objet, ou plutôt un problème quasi-métaphysique, au sens où il fait l'expérience d'un vide premier, inéluctable ? L'ennui, ce ne sont pas les ennuis. Dès que la conscience est préoccupée, elle ne s'ennuie plus. L'ennui s'engouffre donc dans les pauses, et les vides du souci, comme une sorte de fatigue de soi, une fatigue devant le devenir qui semble immobile, déjà tracé.
Pourtant, tout métaphysique qu'il soit, l'ennui est un phénomène moral. Et là, Jankélévitch ne le rate pas, car il en fait l'antithèse de la générosité. Celui qui s'ennuie, en fait, n'aime pas. "N'en doutons pas. L'ennui vient de l'égoïsme et la cause fondamentale de l'ennui est la sécheresse". Qui vient au secours de l'ennui ? L'amour toujours et l'intelligence tout autant, tous deux en toutes occasions, volent au secours de l'ennui avec leur capacité microscopique au sens où ils nous dévoilent tous les deux les bigarrures infinies du monde, et de l'autre, celui dont on tombe amoureux.
De phénomène moral, l'ennui redevient le signe d'une épistémologie pauvre, cognitivement faible
Même si l'existence de l'ennui confirme cette notion essentielle qu'est la relativité du temps. Lorsqu'on s'ennuie, 1 h paraît interminable. Autrement dit, on expérimente bien cette idée qu'est la relativité du temps.
Alors, ne soyons pas étonnés que Jankélévitch définisse ceux qui s'ennuient, et non ceux qui s'interrogent sur l'ennui, comme des rétrécis du cœur et de l'esprit.
"Je trouve que tuer le temps a un goût amer. Et lorsque vous l'avez tué comme ça pendant 1 heure, vous avez passé 1 heure, vous en sortez vraiment diminué, avachi, sur rétréci, ayant un peu honte de vous."
Tuer le temps est une occupation indigne pour Jankélévitch. On n'assassine pas le temps, on en fait quelque chose. Car attention, ceux qui n'en font rien, ceux qui s'adaptent à l'ennui, sont dangereux.
L'absence de morale commence ici dans le fait de s'avachir. Alors que le monde est en panne, qu'il y a tant à faire, à transformer. Et l'homme indigne n'attend que ça : de s'ennuyer, d'avoir l'alibi pour ne pas remettre en cause sa triste besogne.
"Le danger, et la société que nous vivons en profite d'ailleurs, elle sait que l'homme n'est ni miséreux, atrophié, s'adapte à l'ennui".
Chez Jankélévitch, l'ennui signe l'expérience irresponsable du temps. C'est un mal sans forme. Comme l'écrivait le philosophe Alain. Et pour Jankélévitch, très certainement la porte d'entrée du mal tout court.