Pour désigner le commencement de nos vies, Sigmund Freud a forgé le terme Unheimlich qui désigne "ce qui doit rester caché pour demeurer familier". Dans son ouvrage Averroès l’inquiétant, Jean-Baptiste Brenet écrit "Non seulement l’Unheimlich est familier, mais s’il angoisse, c’est pour l’avoir été". C’est du grand philosophe arabe Ibn Rushd, mort en 1198, qu'il est question dans cette émission. Celui que l’Occident latin appelait Averroès, ou simplement le grand Commentateur. Car si l’on avait reçu la pensée d’Aristote, elle serait désormais inséparable de ses commentaires. La scolastique prétend avoir vaincu ce scandale, et l’homme de ce triomphe est Thomas d’Aquin. Depuis sa canonisation en 1323, on ne cesse donc de peindre son triomphe. Averroès git au pied du grand saint. Il est au sol, défait.
Mais alors pourquoi insiste-t-on ? Pourquoi les peintres ne cessent, deux cents ans durant, de le peindre ainsi ? On a eu beau refouler la pensée arabe de la généalogie occidentale, Averroès n’est pas sorti du cadre. Toujours, il fait retour, comme un spectre. Et s’il est au sol, c’est comme le sujet de toutes les peintures qui représentent sa défaite, comme corps et comme corpus, sujet actif, incertain et rêvant, mélancolique peut-être, mais actif.
Alors, allons voir ces ruses de l'image de plus près, en partant du Triomphe de saint Thomas d’Aquin peint par le primitif siennois Lippo Memmi en 1323 pour l'église Sainte-Catherine-d'Alexandrie de Pise où il est toujours visible. Une œuvre archétypale de cette peinture de triomphe, comme nous le démontre le philosophe Jean-Baptiste Brenet, avec nous aujourd'hui. Le spécialiste de philosophie arabe et latine et professeur à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne vient de signer l'ouvrage Le Dehors dedans, Averroès en peinture aux éditions Macula. À ses côtés pour en parler, Giulia Puma, historienne des images et maîtresse de conférences en histoire de l'art, spécialiste de la peinture italienne du XIIIᵉ au XVᵉ siècles. On lui doit notamment Les Nativités italiennes (1250-1450) : une histoire d'adoration, édité par l’École française de Rome en 2019.
L'intervention de Manuel Charpy, sociétaire de l’émission : quels toits pour les images ordinaires ?
Chaque semaine, une ou un sociétaire de notre académie de l'invisible nous alerte, en fin d’émission, sur un autre type d’image, en rapport ou non avec celle dans laquelle nous nous sommes promenés en long, pour nous donner des nouvelles de notre manière d’être au monde.
En fin d'émission, Jean-Baptiste Brenet et Giulia Puma sont rejoints par Manuel Charpy, directeur d'InVisu (laboratoire CNRS-INHA) et chargé de recherche au CNRS, spécialisé en histoire de la culture matérielle et de la culture visuelle. Il a enquêté pour nous sur les demeures qui abritent les images ordinaires, les toits qui les protègent, mais aussi leurs migrations, leurs exils et parfois leur disparition. Extrait :
"Quand on circule un peu, il est frappant de constater qu'on trouve des nouvelles maisons pour les images de famille un peu partout dans le monde. J'ai parlé de la Conserverie à Metz, mais je pense aussi au projet SALT à Istanbul, ou encore au Photo Galatasaray et au Studo Osele qui sont aussi des conservations de studios photo. Je pense aussi à l'Arab Image Foundation à Beyrouth qui a une collection immense de photos de famille et puis des collections plus modestes un peu partout comme la collection constituée par Baudouin Bikoko à Kinshasa depuis déjà une vingtaine d'années. […] Dans tous ces lieux, ce sont en général des artistes qui sont à l'origine des collections. C'est un regard qui esthétise. Ce ne sont pas des images qui rentrent d'abord par leurs qualités et leur force historique, mais d'abord par l'homme, l'émotion, le regard qu'on pose sur elles. C'est ce qui fait que ces demeures, ces maisons d'artistes, transforment ces images en images de valeur." Manuel Charpy
La Carte Postale de Mathieu Potte-Bonneville : présence-absence dans l'image, autour de l’œuvre "100 years ago" de Peter Doig (2001)
Au cours de l'émission, nous avons la joie de recevoir une carte postale du philosophe et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou, Mathieu Potte-Bonneville. C'est 100 years ago de Peter Doig (2001) qui nous attend cette fois-ci au verso, une huile sur toile dans laquelle figure à priori un homme assis dans un long canoë, suspendu entre ciel et eau, mais dont la présence semble douteuse... Extrait :
"L’une des stratégies picturales de Doig consiste à prélever ses figures humaines sur d’autres supports, en particulier photographiques : ainsi, c’est à une pochette de disque du groupe The Allman Brothers Band qu’est empruntée la silhouette du grand type décharné et barbu assis dans le canoë rouge de “100 Years Ago”, la toile que je décrivais il y a un instant. Faire ainsi transiter ses modèles d’un médium l’autre, transférer quelque chose de la fixité photographique dans l’immobilité de la peinture (qui n’est pas du tout la même) a chez Peter Doig un effet remarquable : on ne saurait dire si ces figures se trouvent ajoutées ou soustraites au paysage dans lequel elles font effraction. On le sait, il y a dans l’histoire de la peinture d’une part ce qu’on appelle les “repentirs”, gestes par lesquels l’artiste corrige une posture ou efface un personnage en les recouvrant, et qu’une radiographie dévoile à l’occasion ; et il y a d’autre part les rajouts, tel donateur que le peintre adjoindra après-coup à l’image sacrée. Il y a les figures qu’on retire parce qu’elles ne sont plus en cour, et celles qu’on ajoute quand la famille s’est agrandie. Le grand type de Peter Doig, ce n’est ni l’un ni l’autre, ou bien c’est l’un et l’autre : déjà plus là ou pas encore, excédentaire ou manquant à sa place - quelqu’un n’est pas ici, qui vous regarde." Mathieu Potte-Bonneville
Les références de l'émission :
Bibliographie sélective :
- Jean-Baptiste Brenet, Le Dehors dedans, Averroès en peinture, éditions Macula, octobre 2024.
- Giulia Puma, Les Nativités italiennes (1250-1450): une histoire d'adoration, Ecole française de Rome, 2019.
- Alessia Trivellone, Les images de disputes antihérétiques au Moyen Âge, édité par Pierre Antoine Fabre et Jérémie Foa, Presses universitaires de Rennes, 2022.
- Louis Gielly, Les primitifs siennois, Albin Michel, 1926.
- Jean-Baptiste Brenet, Averroès l’inquiétant, Paris, Les Belles-Lettres, 2015.
- Shazia Jagot, "Averroès, l'islam et l'hétérodoxie dans la chapelle espagnole", in Interfaces : une revue des littératures médiévales européennes, 2019.
Archives et musiques diffusés pendant l'émission :
- Archive d'Alain de Libera, au Collège de France en 2012.
- Extrait du film Le Destin réalisé par Youssef Chahine, 1997.