Artiste plasticienne, photographe, autrice et réalisatrice tout juste couronnée par le prix Nobel des Arts, le Praemium Imperiale, Sophie Calle a réalisé ce que beaucoup aimeraient faire : orchestrer sa vie en une succession de rituels et protocoles ludiques faisant dialoguer textes, photographies et performances. La curieuse brouille les frontières entre choses privées et publiques, réalité et fiction. Le hasard intervient autant qu'elle dans ses œuvres, et son art paraît se fondre dans sa vie. Comment est Sophie Calle quand elle n'est pas l'une de ses œuvres ? Existe-t-elle en dehors ? Même les détectives privés ayant pris l'artiste en filature n'ont pas percé son mystère.
Cela semble paradoxal, un être qui expose ses lettres d'amour, accueille les gens dans son lit, lit le journal intime de sa mère en public, mère dont elle filme et diffuse également les derniers instants : Sophie Calle paraît tout dévoiler de son intimité. Et pourtant, plus elle montre, moins on la connaît. On sait qu'elle a beaucoup suivi des inconnus au hasard, qu'elle a été un personnage de fiction de Paul Auster devenu réel, qu'elle aime suivre des instructions imaginées par d'autres et inventer toutes sortes de jeux existentiels, dont certains étaient dans la récente exposition "À toi de faire ma mignonne" au Musée Picasso. Un accident a provoqué l'exposition en cours aux Rencontres de la photographie d'Arles. Un orage, une inondation chez elle, de l'humidité, de la moisissure modifiant plusieurs de ses œuvres. Finir en beauté est visible jusqu'à fin septembre. On y voit sa série de photographies d'aveugles donnant leur définition personnelle de la beauté et des objets lui ayant appartenu, qu'elle ne peut ni jeter ni garder.
Chercher la surprise et l'amusement
Sophie Calle essaye souvent de rendre les choses amusantes aux yeux des spectateurs. L'amusement est une notion importante pour l'artiste : « Cet été m'a amusée puisque dans mon village en Camargue, il y a les fêtes votives. J'ai commencé à les faire quand j'avais treize ans et mon père me disait "Profites-en parce que quand tu auras 20 ans, tu n'aimeras plus ça". Et puis, il me l'a redit quand j'en avais 30 puis 40. Après, il s'est fatigué. C'est pour cela que pendant le mois d'août, j'ai l'impression d'avoir toujours douze ans. » Sophie Calle cherche aussi sans cesse la surprise et le ludique : « Il y a des moments excitants dans ma vie, comme faire une exposition, l'accrochage, la réflexion sur ce qu'on veut montrer, l'écriture. Mais il y a aussi des moments qui n'ont aucun intérêt comme le travail quotidien. »
J'aime contrôler mon hasard
Il y a un paradoxe au sujet de Sophie Calle ; elle cherche sans cesse à provoquer l'accident heureux, mais dans la vie, elle cherche toujours à tout contrôler : « J'aime les deux, j'aime les situations où je dérive, mais j'aime aussi les contrôler. J'aime contrôler mon hasard. Pendant longtemps, ce sont les hommes qui m'ont échappé. C'est peut-être aussi pour ça que je fais ces rituels. Quand j'ai décidé de suivre un inconnu dans la rue par exemple, je décide quand je commence et quand je m'arrête. Je décide même si je me fais prendre par les sentiments parce que je m'habitue à cet inconnu, mais je peux décider que mardi à 18h, ce sera fini, il ne sera plus rien pour moi. Ce que je ne peux pas faire avec les amis, les amants, les amours. Je me suis aussi fait une vie que je peux contrôler parce que c'est un rituel qui dépend de moi. »
Son exposition "Finir en beauté" aux Rencontres d'Arles
La nouvelle exposition de Sophie Calle s'appelle Finir en beauté et a lieu jusqu'au 29 septembre aux Rencontres de la photographie d'Arles, aux cryptoportiques, souterrains d'origine romaine situés sous l'Hôtel de ville. Une exposition qui réunit deux choses ; une série sur des aveugles confiant à l'artiste ce qu'est pour eux la beauté, et des objets appartenant à Sophie Calle, le tout accompagné d'un montage sonore de sa voix qu'entendent les spectateurs qui déambulent : « Peu avant mon exposition au musée Picasso, il y a eu une inondation dans ma réserve et j'ai perdu un certain nombre d'œuvres, dont une série qui devait figurer au musée Picasso, qui était Les aveugles. Je n'avais pas le temps de la refaire et l'exposition était imminente. J'ai donc décidé d'exposer leur absence. Les portraits avaient été sauvés, alors j'ai simplement mis les portraits et j'ai trouvé un texte de Topor qui disait qu'il y avait des objets dans sa vie qu'il ne pouvait ni donner ni jeter. Je me suis dit que ces œuvres, qui avaient été endommagées, auraient dû aller à la décharge, mais ce sont des objets pour lesquels j'avais des sentiments. J'ai voulu pousser plus loin cette idée en me demandant quels étaient les objets de ma vie que je ne pouvais ni donner ni jeter. Donc il y a des robes qui sont trop petites pour moi, des lettres d'amour, des journaux intimes que j'ai honte de relire tellement c'est enfantin, mais que je ne veux pas jeter. Il y aussi une chaussure que j'ai partagée avec quelqu'un qui a l'autre, mais dont je ne peux rien faire. Parallèlement, j'avais vu la précédente exposition aux cryptoportiques, et j'étais intriguée parce que vu le taux d'humidité, j'ai pensé que jamais ces photos ne nous survivraient. Et je n'avais pas tort. J'ai appris à la fin de l'exposition qu'elles avaient été attaquées par des champignons. Donc j'ai proposé aux Rencontres d'Arles d'exposer toutes mes œuvres qu'on ne peut pas sauver parce que cette moisissure est très contagieuse. Je ne peux pas mettre ça dans un appartement, ça peut tout attaquer. C'est pour ça que ça s'appelle "Finir en beauté".»
Pour en savoir plus, écoutez l'émission...
Extraits diffusés :
Nous entendons la voix de Roland Topor en 1974 ; l'artiste a indirectement inspiré l'exposition de Sophie Calle Finir en beauté qui se tient en ce moment aux cryptoportiques à Arles. Dans l'émission Apostrophes (Antenne 2) en 1985, Hervé Guibert évoque ce que peut être le noir pour les aveugles, nous renvoyant par là aux sujets des photographies de Sophie Calle exposées à Arles. L'artiste nous rappelle d'ailleurs qu'à la question "Quelle est votre image de la beauté ?" qu'elle avait posée pour un projet artistique, un aveugle de naissance lui avait répondu : "La plus belle chose que j'aie vue, c'est la mer à perte de vue". Sophie Calle a été influencée à ses débuts par un cliché du photographe américain Duane Michals, que nous entendons en 1992 au micro de Gérard-Julien Salvy (France Culture).
Choix musical de l'invitée :
Sophie Calle a chanté le titre Prohibition de Brigitte Fontaine (2009) pour sa fête d'anniversaire de 60 ans, âge qui l'autorise désormais - comme la chanteuse - à fièrement "exhib[er] [s]a carte senior".
Découverte de l'invitée :
Sophie Calle nous fait découvrir trois objets de chez elle. Le premier : une photo de Manuel Álvarez Bravo intitulée Retrato de lo Eterno, malheureusement trop grande pour être apportée jusqu'au studio. Le deuxième : une minuscule poupée en silicone qu'elle a chinée. Le troisième : une caméra Leica offerte par Nobuyoshi Araki à Sophie Calle (le photographe avait pour coutume de lui offrir, à chaque fois qu'elle allait au Japon, un appareil qu'il abandonnait).
Programmation musicale :
Lescop - Exotica
Juliette Armanet - Cool Cat
Foushee - War