Afghanistan, Roumanie, RDA, Russie, Argentine, quels que soient le régime et l’époque, les enfants ayant grandi sous dictature racontent tous avoir compris très tôt ce qui était attendu et ce qu’il valait mieux éviter pour ne pas risquer de mettre en danger toute la famille. Britta Moehring qui a grandi en Allemagne de l’Est, se souvient : “On est conscient. Même sans comprendre l'ampleur politique, j'avais bien intégré que l’on pouvait courir des grands risques en pensant ou en s’exprimant différemment. Je ne voulais pas mettre ma mère, d'autres personnes de la famille ou des amis en danger. J'ai indirectement compris très vite la situation dans laquelle on vivait”.
Ils sont souvent la cible du régime, qui dès leur plus jeune âge, s’emploie à les faire marcher au pas, pour leur inculquer l’idéologie du Parti et s’assurer de leur obéissance de parfaits petits sujets. Ekaterina Collard, qui a vécu son enfance en Union Soviétique, explique que petite il n’y avait aucune mauvaise nouvelle à la télévision : “Tout ce que l'on voyait était toujours positif, sauf à l’étranger, où il y avait tout le temps des guerres, des catastrophes naturelles, des massacres, des famines, le sida, des maladies... C'était partout, sauf chez nous. Et moi, je me disais alors : mais quelle chance j'ai d'habiter ici, que c’'est effrayant d'être là-bas”.
Pour autant, certains se posent des questions comme Bernd Florath qui a également grandi en Allemagne de l’Est : “J'étais très jeune, mais tout de même avec ma logique d'enfant, je commençais à me dire que cette histoire était un peu trop belle pour être vraie. C'était un peu comme un champion olympique qui obtient une médaille d'or et qui n'arrive pas à y croire. On ne cessait de nous répéter que nous étions les meilleurs. Mais, je me demandais, comment se fait-il que ce soit nous, les meilleurs ? J'ai commencé à douter, et je me sentais mal à l'aise parce qu'on nous disait que nous étions comme des dieux. Je voyais bien que dans les faits, ce n'était pas forcément le cas. Quelque chose clochait.”
Dans un quotidien fait d’interdits, à l’emploi du temps cadré par le régime, où l’on consacre l’essentiel de son énergie à réunir le nécessaire pour se nourrir et se laver, il reste peu de place pour l’insouciance. Ioana Uricaru raconte son quotidien dans la Roumanie totalitaire de Ceaucescu : “On passait des heures et des heures chaque semaine à faire la queue. C'était une activité qui prenait beaucoup de temps entre le travail ou l'école. C’était entre six et huit heure par jour. Toute notre énergie était dirigée à trouver de quoi vivre. Notre vie quotidienne c’était monter une montagne, puis arriver au sommet, il fallait recommencer le lendemain”.
Parfois, la peur prend trop de place, les adultes baissent les bras, la dépression gagne du terrain. Et pourtant, le rêve et le jeu persistent, le monde imaginaire échappe à la tyrannie, et les enfants continuent à désirer la liberté. Enfant sous la dictature en Argentine, Laura Alcoba témoigne : “Moi, j'ai été adulte très tôt. J'étais comme une petite militante à qui on demandait des choses. Mais, j’avais quand même mon espace de jeu, et j'y tenais beaucoup. Quand j'étais seule, mes poupées étaient très importantes. J'avais des grenouilles en chiffon que m'avait faites ma grand-mère. J'imaginais des histoires et c’était des moments très importants. Avec les autres enfants, on avait des jeux ritualisés ou on avait chacun un rôle. C'était comme des instants de respiration, dont j'avais besoin et qui me faisaient du bien. Des parenthèses. Mais en même temps, il y avait comme un sous-sol caché que je ne partageais pas (tant que mon père était en prison). C'était présent dans ma tête, sans cesse, cette dictature dans laquelle on était entré et qui n'en finissait pas”.
Un documentaire de Pauline Maucort, réalisé par Julie Beressi.
Avec :
Britta Moehring, professeure d’allemand
Laura Alcoba, autrice de « Manèges : petite histoire argentine »
Hamed Rassoli, journaliste afghan
Anna Kaminsky, directrice de la Fondation pour la mémoire de la dictature du Parti Socialiste Unifié (SED)
Ioana Uricaru, cinéaste roumaine
Ekaterina Collard, traductrice russe
Bernd Florath, historien allemand
Mezghan Trabzadah, afghane
Bibliographie
Laura Alcoba, « Par la forêt », Gallimard, 2022
Laura Alcoba, « Manèges : Petite histoire argentine » , Gallimard, 2007
Laura Alcoba, « Le bleu des abeilles », Gallimard, 2015
Marina Anca, « Quand la chenille devient papillon » , Blinkline Books, 2022
Alina Nelega, « Comme si de rien n’était », éditions des femmes, 2021
Liliana Lazar, « Terre des affranchis », Actes Sud, 2011
Agnès Arp et Elisa Goudin-Steinmann, « La RDA après la RDA, des allemands de l’est racontent », Nouveau Monde, 2020
Alicia Bonet-Krueger, Carlos Schmerkin, "Exils : des voix argentines racontent leur histoire", Carlos Schmerkin, 2022
Hélène Camarade et Sibylle Goepper, "Les mots de la RDA", Presses universitaires du Midi, 2019
Maxime Léo, "Histoire d'un Allemand de l'Est", Actes Sud, 2013
Florentina Postaru, "Heureux qui, comme mon aspirateur...", Bayard, 2019
Doris Lessing, "Ces prisons où nous choisissons de vivre", Flammarion, 2020
Partenariat
LSD, La série documentaire est en partenariat avec Tënk , la plateforme du documentaire d’auteur, qui vous permet de visionner jusqu'au 11/7/22 le film de Marie Voignier - Tourisme international (48' - 2014)