Podcast

La lettre de pardon de Wiard Ravelling à Jankélévitch (Episode 39 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le jeudi, 25 août 2022 (4 min)


C'est en juin 1980 que Wiard Ravelling, professeur de français dans l'enseignement secondaire, entend la supplique de Jankélévitch sur le fait de n'avoir jamais été interpellé par un Allemand, notamment quelques collègues philosophes, au sujet du pardon.


   
Provient de l'émission
Un été avec

Au programme
  • Né en 1939, Wiard Ravelling est innocent des crimes de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il considère celle-ci comme étant inséparable de sa vie, de sa culture, de sa responsabilité. Lui, à la différence d'autres, veut demander pardon. Et ce pardon, il l'adresse dans une lettre à Jankélévitch.

    "Cher Monsieur Jankélévitch,
    Ils ont tué 6 millions de Juifs. Mais ils dorment bien, ils mangent bien et le mark se porte bien. 
    Moi, je n'ai pas tué les Juifs. Que je sois né allemand, ce n'est pas ma faute, ni mon mérite. On ne m'en a pas demandé permission. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis, mais cela ne me console guère. Je n'ai pas la conscience tranquille, j'ai une mauvaise conscience et j'éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d'incrédulité, de révolte.

    Je ne dors pas toujours bien. Je me rappelle exactement la nuit où j'ai vu Nuit et brouillard. Mon père ronflait comme d'habitude, et ma mère dormait paisiblement, sans doute. Et moi, j'ai allumé la télévision et je fus le témoin de cette nuit d'humanité. Je vis ces cadavres entrelacés dans un commun destin, poussé dans le fossé par un bulldozer impassible dans l'étreinte secouée par la mort.

    Et tout se passait sous les yeux encore plus impassibles de mes compatriotes en uniforme qui, selon toute apparence, ne furent pas attendris, même par le plus petit des corps.

    Et puis je parle de ce que mes parents ont fait pendant la guerre qui n'avait pas voté pour Hitler en 1933 mais qu'ils s'étaient laissés prendre par lui et par ses soi-disant succès. J'ai dit à M. Jankélévitch que je parle avec mes enfants de Anne-Frank, de Nuit et Brouillard, des gens qui ont souffert. Et puis à la fin, si jamais, cher Monsieur Jankélévitch, vous passez par ici, sonnez à notre porte et entrez, vous serez le bienvenu."

    Jankélévitch répond : "Je suis ému par votre lettre. J'ai attendu cette lettre pendant 35 ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l'abomination est pleinement assumée et par quelqu'un qui n'y est pour rien. C'est la première fois que je reçois une lettre d'Allemands. Une lettre qui ne soit pas d'auto justification plus ou moins déguisée.

    Apparemment les philosophes allemands, mes collègues, si j'ose employer ce terme, n'avaient rien à me dire, rien à expliquer. Leur bonne conscience était imperturbable. Il est rare que la générosité, que la spontanéité, qu'une vive sensibilité ne trouve pas leur langage dans les mots dont on se sert. Et c'est votre cas. Cela ne trompe pas. Merci."

    Mais à l'invitation d'aller en Allemagne, Jankélévitch dit "non". Ce n'est plus par haine ou rancune ou dégoût. "
    Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle trop longtemps attendue. À mon tour de vous dire quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez chez moi : 1, quai aux fleurs près de Notre-Dame. Vous serez reçus avec émotion et gratitude. Comme le messager du printemps."

    Cette invocation du printemps n'est pas anecdotique ni romantique. C'est le printemps de l'unique matinée de printemps, celle de l'instant à saisir. Le printemps, qui signe notre engagement nécessaire dans le monde et auprès des valeurs, le printemps moral, en somme, parce que celui qui fleurit, le printemps naturel, fait disparaître par sa beauté et son renouveau les pires atrocités. Alors il faut qu'il y ait aussi un autre printemps, celui des âmes courageuses.

Illustration
Un été avec, le feuilleton littéraire de France Inter
Copyright
  • Radio France
Collection
Un été avec Jankélévitch

Consulter en ligne

Suggestions

Du même auteur

Podcast

La virtuosité de Liszt

Un été avec (Episode 23 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le mercredi, 03 août 2022  (Durée 4 min)

La virtuosité n'est qu'apparence mais elle est terriblement belle et pousse à ce je-ne-sais-quoi, ce presque-rien. Quel mystère...

Podcast

L'Imprescriptible comme impératif moral et juridique

Un été avec (Episode 37 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le mardi, 23 août 2022  (Durée 4 min)

Dans une tribune intitulée précisément 'L'Imprescriptible', paru le 3 janvier 1965 dans le journal Le Monde, le philosophe pose l'imprescriptible des crimes contre l'humanité comme un impératif moral ...

Podcast

L'instrument de musique roi : le piano

Un été avec (Episode 26 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le lundi, 08 août 2022  (Durée 4 min)

"Depuis que j'existe et que j'ai conscience d'exister, je me suis servi d'un piano" : le piano est inséparable de la vie de Jankélévitch, inséparable de sa philosophie, inséparable de son être.

Podcast

L'ennui est un mal

Un été avec (Episode 28 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le mercredi, 10 août 2022  (Durée 5 min)

"Quoi qu'il ne pousse ni grand geste ni grand cri, il ferait volontiers de la terre un débris et, dans un bâillement, avalerait le monde. C'est l'ennui". Et ça, c'était Baudelaire dans Les Fleurs du m...

Podcast

La volonté de vouloir

Un été avec (Episode 34 sur 40)

Cynthia Fleury
Diffusé le jeudi, 18 août 2022  (Durée 4 min)

La philosophie des paradoxes avec laquelle nous apprenons à faire connaissance est nullement contradictoire chez Jankélévitch.

Chargement des enrichissements...