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Siegfried Kracauer ou le cinéma en avance sur son temps 

Géraldine Muhlmann
Diffusé le vendredi, 26 mai 2023 (59 min)


Siegfried Kracauer (1889-1966) est un intellectuel allemand dont l'œuvre a été tardivement connue en France. Quelle place a-t-il occupé comme critique de film et comme philosophe ? Dans quelle mesure l’image contient-elle pour lui à la fois un potentiel émancipateur et un danger totalitaire ?


Nia Perivolaropoulou Spécialiste de Siegfried Kracauer
Stéphanie Baumann Maîtresse de conférence en études germaniques à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes), spécialiste de Siegfried Kracauer
Philippe Despoix Professeur en littérature comparée à l'Université de Montréal, spécialiste de la pensée allemande



   
Provient de l'émission
Avec philosophie

Au programme
  • Le Festival de Cannes 2023 touche à sa fin et l'équipe d'Avec philosophie s'est demandée quel philosophe du cinéma solliciter pour explorer les enjeux esthétiques et politiques de cet art  qui, comme la photographie, a eu dès sa naissance une dimension populaire. Même si aujourd'hui, le rapport aux masses est devenu un peu plus complexe, on sait que le cinéma en salles est concurrencé fortement par les films diffusés sur les plateformes télévisuelles.

    C'est vers le penseur allemand Siegfried Kracauer (1889-1966) que notre attention s'est portée pour cette émission d'actualité du vendredi. Né en 1889 à Francfort et mort à New York en 1966, Kracauer est l'auteur de plus de 800 critiques de films publiées dans la Frankfurter Zeitung des années 1920, ainsi que d'une enquête sur les classes moyennes de son temps intitulée Les Employés. Une fois en exil aux États-Unis, il a publié un livre marquant sur le cinéma de l'époque de la République de Weimar, livre intitulé De Caligari à Hitler et paru en 1947. Mais Kracauer ne s'est pas arrêté là et on découvre aussi en français ces dernières années sa Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960).

    Kracauer : sociologue ou philosophe ? Cette question n'a pas beaucoup de sens pour la famille théorique originelle à laquelle il appartenait, l'École de Francfort. Celle-ci était rassemblée autour de l'Institut de recherches sociales, fondé en 1923, relancé lorsque le philosophe Max Horkheimer en a pris la direction en 1930. La couleur de l'École de Francfort était précisément l'échange constant entre philosophes, sociologues, psychanalystes, juristes, théoriciens de l'art... Un philosophe aussi ardu que Theodor Adorno y a dirigé des enquêtes empiriques où des centaines d'individus et des chercheurs habitués au terrain ont été interrogés, comme Franz Neumann par exemple. Kracauer était l'ami de Walter Benjamin et il avait en commun avec lui d'être quelque peu décalés sur un point par rapport à Adorno. Pour Adorno, en effet, les industries culturelles de toutes sortes étaient fondamentalement des outils d'aliénation des masses. Comme Benjamin, Kradauer était bien plus nuancé. Pour Kracauer, le cinéma annonce souvent aux masses à l'avance soit le pire qui est en train d'arriver, soit au contraire la petite lumière possible au bout du sombre présent.

    L'individu dans la ville

    Comme le remarque Philippe Despoix, Siegfried Kracauer s'intéresse particulièrement, dans le cinéma urbain, au "rapport entre l'individu singulier et la masse dans laquelle il peut se fondre". Il explore cet aspect notamment au travers du cinéma de René Clair. "Cela correspond pour lui à une réflexion cinématographique authentique". En effet, il ne se montrera pas méfiant sur l'arrivée du son, mais considère que celui-ci ne doit pas faire revenir le théâtre. Au contraire, il souligne notamment dans sa Théorie du film que le cinéma doit nous faire entendre "les sons, le bruit des villes". A travers ces multiples portraits urbains, il étudie la manière dont "un individu singulier se rapporte néanmoins à la masse de ceux qui se déplacent dans la ville".

    Le cinéma, un art collectif

    Kracauer affirme que "le cinéma constitue une démarche collective". On peut donc, souligne Stéphanie Baumann, "lire dans cet art les tendances collectives au sein d'une société", quelque chose comme la "mentalité d'un peuple". Lorsque son ouvrage De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand (1947) est traduit en Allemagne dans les années 1950, les traducteurs omettent des éléments centraux de son analyse afin de ne pas offusquer la population. Le titre même est modifié. Il prend en effet le sens de "Caligari jusqu'à Hitler" et non de "Caligari à Hitler". Ils ne voulaient pas accentuer le fait que quelque chose du nazisme était déjà en cours sous la République de Weimar, et que le cinéma avait su le saisir.

    La figure de l'hypnotiseur

    Nina Perivolaropoulou remarque que Kracauer s'intéresse beaucoup, dans ses travaux, à la "figure de l'hypnotiseur". Il analyse en effet le rapport de cette figure face à laquelle "les gens sont soit atomisés", soit convertis sous forme de masse. On retrouve également cet élément dans sa critique du cinéma de Leni Riefenstahl, réalisatrice officielle du régime nazi. Elle met ainsi en scène une tension "entre la masse complètement aliénée et des individus atomisés". Cette masse "appelle la figure du Führer" : c'est dans cette "désindividualisation" des personnes, et l'émergence d'une "figure charismatique qui peut les manipuler", que Kracauer voit l'intérêt, "la prémonition de ce qui va venir".

    uiL'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.

    Bibliographie sélective de œuvres de Siegfried Kracauer

    Pour en parler

    Nia Perivolaropoulou, spécialiste de Siegfried Kracauer. Elle a enseigné à l’Université de Duisburg-Essen, où elle a été responsable des études cinématographiques dans le département de littérature allemande. Elle a co-édité en français plusieurs volumes de et sur Kracauer. Elle prépare actuellement, en collaboration avec Philippe Despoix, un ouvrage sur la pensée de Kracauer intitulé Siegfried Kracauer, penseur de la modernité urbaine, des médias photo-cinématographiques et de l'histoire.

    Elle a notamment publié :

    Stéphanie Baumann, maîtresse de conférence en études germaniques à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes) et spécialiste de Siegfried Kracauer au sujet duquel elle a rédigé sa thèse, parue en 2014 chez Konstanz University Press. Elle portait sur la pensée historique de Kracauer. Elle prépare actuellement, en collaboration avec Nia Perivolaropoulou, une édition des Ecrits français (1933-1941) de Kracauer.

    Elle a notamment publié :

    Philippe Despoix, professeur en littérature comparée à l'Université de Montréal où  il a entre autres dirigé la revue Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques. Spécialiste de la pensée allemande, il a co-édité en français de nombreux ouvrages de et sur Siegfried Kracauer. Il est actuellement professeur invité à L'Ecole des hautes études à Paris. Il prépare avec Nia Perivolaropoulou une monographie sur la pensée de Kracauer.

    Il a notamment publié :

    Références sonores

    • Extrait du film Sous les toits de Paris, réalisé par René Clair et sorti en 1930
    • Extrait du film Paisà, réalisé par Roberto Rossellini et sorti en 1946
    • Lecture par Aïda N'Diaye d'un extrait de Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960), Éditions Flammarion, 2010, p. 198-199
    • Lecture par Riyad Cairat d'une critique du film La dernière étape de Wanda Jakubowska, sorti en 1948 par Jean de Bongnie dans le journal La Métropole le 23 janvier 1949
    • Lecture par Aïda N'Diaye d'un extrait de Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (1960), Éditions Flammarion, 2010, p. 429-431
    • Musique de fin d'émission :  Offenbach, Galop infernal d'Orphée aux Enfers, chef d’orchestre : Herbert Von Karajan, 1858

    Le Pourquoi du comment : philosophie

    Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.

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