Dans "Géographie à la carte", comment la guerre transforme-t-elle la géographie ?
On connaît la formule tant employée, la formule d’Yves LACOSTE : "la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre". Et l’on sait, c'est vrai, nous en avons parlé il y a quelques semaines déjà, que la discipline géographique et les cartes sont des outils précieux, fondamentaux, pour l’art militaire. Dans cette émission, nous tentons de renverser cette formule. Pour tenter de saisir, de comprendre, comment la géographie subit, elle aussi, les conséquences de la guerre. Pour tenter de saisir la façon dont les conflits armés transforment la forme des villes, redessinent les cartes, déplacent les frontières. Comment modifient-ils la nature des paysages, ainsi que notre rapport à l’espace ?
Alors que la guerre fait rage en Europe, continue de bouleverser l’Ukraine et les Ukrainiens, voici les quelques questions auxquelles nous tenterons de répondre dans "Géographie à la carte".
Pour en discuter, Quentin Lafay reçoit les géographes Anne-Laure Amilhat-Szary et Bénédicte Tratnjek, auteure du blog "Géographie de la ville en guerre", ainsi que la photojournaliste Adrienne Surprenant.
Le paysage et les frontières transformés par la guerre
Un paysage en ruines, pendant ou après la guerre, est révélateur du conflit. Certains biogéographes étudient les marques que les belligérants ont laissées au sein des forêts. Bénédicte Tratnjek, géographe, quant à elle, s’est spécialisée sur les villes en guerre. Elle note que : "La dimension paysagère est propre au géographe, elle est souvent oubliée dans les conflits alors qu’elle fait partie du vécu des habitants".
Si les frontières étaient au cœur de nombreux conflits pendant des décennies, c’est moins le cas depuis une quarantaine d’années, comme le précise la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary : "L’ONG Human Security Report Project, qui travaille en Suède, produit depuis le début des années 2000, un rapport très suivi qui a comptabilisé le nombre de guerres déclenchées entre les pays par rapport aux guerres civiles. Il prenait également en compte les guerres coloniales et les guerres de décolonisation. À partir des années 1960, cela s'accélère terriblement, et depuis les années 1980, les guerres sont d'abord et avant tout des guerres intérieures aux frontières des États". La frontière peut régler des conflits, mais aussi les attiser, gardant en elle-même la mémoire de la guerre. Son tracé, sous forme de ligne, peut aussi adopter d’autres morphologies, comme le remarque Bénedicte Tratnjek : "Dans beaucoup de territoires, la frontière va plutôt prendre la forme d'une zone avec, là encore, le paysage qui va être mise en scène".
En période de guerre, la frontière peut changer de forme, mais aussi de fonction. Adrienne Suprenant, photojournaliste, s’est rendue sur le front en Ukraine, en guerre avec la Russie. Elle est passée par la frontière polonaise où le flux de migrants était particulièrement intense, notamment la nuit : "J'ai beaucoup photographié de nuit parce qu’on ressentait encore plus le froid, la tension et la dureté du voyage. Et aussi parce que les gens attendaient à la frontière, souvent tout l'après-midi, et il y avait davantage de passages le soir. J’ai notamment fait une photo où l’on voit plusieurs centaines de personnes qui attendent à la frontière des proches : des amis, des enfants, des cousins". À ce jour-là Pologne a accueilli près de 3 millions d’Ukrainiens.
Enjeux et conséquences de la destruction et de la reconstruction
D’après les informations des autorités ukrainiennes, Marioupol, ville portuaire du Sud-Est de l’Ukraine, a été détruite à 90 %. Depuis quelques années, on parle d’urbicide pour qualifier la destruction des villes en guerre. Benedicte Tratnjek revient sur l’origine de ce mot : "Il apparaît au moment de la guerre de Bosnie-Herzégovine. C'est un collectif d'architectes, alors ex-yougoslaves à l'époque, dont Bogdan Bogdanović fait partie, qui va populariser un petit peu cette expression, formée sur l’exemple du mot génocide. Donc, au lieu d'avoir « gno » le peuple, on va le remplacer par Urbain la ville, donc c'est le meurtre de la ville".
Au-delà des cibles stratégiques (infrastructures militaires et de transports), ce sont les symboles qui sont attaqués, comme les lieux de vivre-ensemble à l’échelle nationale. Le pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine en est un exemple caractéristique pour Benedicte Tratnjek : "Le pont de Mostar, c'est la trace du fait que la Bosnie-Herzégovine s'est construite sur plein d'influences, l'influence autrichienne, l’influence ottomane. Et puis c'est aussi un lieu où l’on vient discuter. C'est un lieu où les jeunes viennent se défier. (…) Et donc, ce que l'on détruit là-bas, c'est ce lien, le lien entre les habitants". Des symboles universels sont également ciblés, à l’instar des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan. Ces statues ont aujourd'hui disparu après avoir été détruites par les talibans en 2001.
Après la destruction, vient le temps de la reconstruction. Adrienne Surprenant note qu’à certains endroits en Ukraine, celle-ci est déjà à l’œuvre : "Ces destructions et ces départs, au lieu de venir détruire les symboles de l'identité simplement, ont en quelque sorte renforcé une cohésion nationale". Anne-Laure Amilhat-Szary ajoute qu’à l’origine de cette reconstruction, il y a : "la mémoire d’un paysage détruit qui va nourrir une identité, une capacité de résistance, engagement politique. Un engagement qui, finalement, ne se voit pas directement dans le paysage, mais en fabrique un autre au croisement de paysages mémoriels, géopolitiques". Pour Bénédicte Tratnjek, il est indispensable que les habitants soient les principaux acteurs de la reconstruction : "Les habitants ont besoin de se réapproprier ensemble leur lieu. Et pas seulement qu'on leur fasse quelque chose de magnifique. Il faut absolument que ça appartiennent aux habitants parce que c'est leur espace, c'est leur « habiter »".
Pour aller plus loin
Extraits sonores et musicaux
Bibliographie
- Géopolitique des frontières : découper la terre, imposer une vision du monde, Anne-Laure Amilhat-Szary (Éditions Le Cavalier Bleu, 2020)