Comment Blaise Pascal appréhendait-il la notion de justice ? «Au lieu de faire que ce qui fut juste fut fort, on a fait que ce qui fut fort fut juste», «Plaisante justice qu’une rivière borne : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà», ces citations sont populaires mais finalement trompeuses car elles pourraient laisser supposer que son auteur avait une conception réaliste voire cynique de la justice, appelant à la résignation pure et simple devant l’ordre établi. La pensée de Pascal est infiniment plus fine. La célébration des quatre cents ans de sa naissance est l'occasion de lui rendre justice sur ce point en compagnie des philosophes Pierre Guenancia et Gérald Sfez.
La justice voilée par la force
Selon Gérald Sfez, la force n'a pas de parole, mais se glisse dans le débat autour de la justice pour dire que c'est elle qui est juste. Manifeste, elle prévaut car elle est incontestable. C'est sur cette base que l’on peut comprendre « Au lieu de faire que ce qui fut juste fut fort, on a fait que ce qui fut fort fut juste », une phrase qui désignerait le commencement du pouvoir.
Pierre Guenancia ajoute “le commencement dont il est question est fictionnel, Pascal raconte une fable, une histoire transcendantale, celle du voilement de la justice par la force”. Le pouvoir exercé sur ce mode permettrait notamment de préserver la paix sociale. Malgré tout, pour lui, le philosophe ne nie pas l’existence d’une essence de la justice, mais pense qu'elle s'est éloignée des hommes à cause du péché originel.
Des "ordres de justice" pour éviter toute tyrannie
Cependant, la conception de la justice de Blaise Pascal est bien plus complexe. Pour mieux le percevoir, il faut faire intervenir une autre notion : celle d’«ordres». Le philosophe en décrit trois : l'ordre des corps, l'ordre des esprits, l'ordre de la charité, fondé sur la foi et le cœur. Selon Pierre Guenancia "Ce langage imagé permet à Pascal de cloisonner les différentes qualités naturelles qui constituent la société humaine : la force, la beauté, la sagesse, la science…” Chaque ordre a sa propre grandeur et aucun n'est transférable dans un autre.
"Pour Pascal ce qu'il faut absolument éviter, c'est la tyrannie d'un ordre sur un autre, et les conflits sans fin. Parce qu'au fond, jamais le fort n'aura, par exemple, raison du beau. Les deux ordres se battent sottement car leur maitrise est divergente, ce qui veut dire qu'on ne risque pas la victoire de l'un contre l'autre, mais la guerre intérieure", explique Gérald Sfez.
Confondre les ordres conduirait donc à la tyrannie, celle qui naît lorsqu’une loi sort de son ordre et prétend exercer un contrôle inflexible de l’un sur le tout. Le risque serait alors de sombrer dans la terreur.
Ne pas être dupe des "grandeurs d'établissement"
Ainsi pour Pascal, agir avec justice, c’est conformer les devoirs à son ordre, en gardant en tête la distinction essentielle entre la vraie justice, inaccessible, et les lois « établies», instituées par le pouvoir. Il s'agit en effet de ne pas être dupe et reconnaitre que ces dernières ne réclament que notre respect extérieur et non une adhésion intérieure.
Pour aller plus loin
Pierre Guenancia
Divertissements pascaliens (Hermann, 2011)
Ses publications (site Cairn.info)
Gérald Sfez
Pascal et la diversité de la justice dans la revue XVIIe siècle en 2004
Ses publications (site Cairn.info)
Extraits musicaux
- Morceau choisi par Gérald Sfez : " Quatuor en fa majeur - allegro moderato ” de Maurice Ravel interprété par le quatuor Hermès.
- Morceau choisi par Pierre Guenancia : "Arabesque n° 1 en Mi Majeur pour piano" de Claude Debussy interprété par Aldo Ciccolini.