Daniel Roche, grand historien du peuple de Paris et de la France des Lumières est mort le 19 février. Ce Républicain des lettres, généreux, bienveillant et fraternel, nous manque déjà. On le retrouvera parce que ses livres demeurent, et notamment grâce à son étude de l'autobiographie d’un compagnon vitrier du XVIIIe siècle, Jacques-Louis Ménétra. Ce blagueur de Ménétra, bon vivant, si intensément épris de sa propre liberté, ce « Rousseau des ateliers » qui eut l’audace d’écrire ce texte si singulier.
Une histoire du peuple mais d’un peuple que met en mouvement cette aspiration à l’autonomie et au savoir qu’on appelle les Lumières. Celles de Jacques-Louis Ménétra sont des Lumières minuscules, pour reprendre le titre du livre qui vient de sortir, quarante ans après l’édition du Journal de ma vie de Ménétra. Il le complète par l’édition d’écrits mineurs, poèmes grivois et chansons, comme autant d’éclats de vies, ou de « petites glaces » qui entouraient sa chambre, car ainsi, écrivait-il, « je me voyais de tout côté en dormant ».
Nous revenons sur cette source historique essentielle pour comprendre l'époque sous un autre angle avec l'historien Michel Porret qui poursuit les travaux déjà commencés en 1982 par Daniel Roche, dans une co-édition qui s'est voulue compagnon des travaux de l'historien disparu, dans une volonté de poursuivre le travail, de le continuer fraternellement. Une recherche qui entend rassembler histoire populaire et histoire des élites "Les lumières minuscules d'un vitrier parisien" titre du livre collectif co-édite avec Pascal Bastien, Frédérique Charbonneau, Vincent Millot et Philippe Minard. Un travail que les historiennes Liliane Hilaire-Pérez et Suzanne Rochefort, poursuivent également dans leurs travaux respectifs. Une nouvelle manière d'analyser l'esprit de Jacques-Louis Ménétra (1738-1812) en parcourant son "Journal de ma vie" qui en son temps avait rassemblé son moi un peu diffracté vu d'aujourd'hui mais riche en leçons d'histoires.
Une histoire sociale et globale de la seconde moitié du XVIIIe siècle
Notre personnage est né en 1738, son nom de compagnon est "Parisien le bienvenu". Un œil de Parisien qu'il promène lors de son grand tour sur la France des provinces. Un homme du peuple qui, depuis sa boutique, voit tout. Il est immergé dans tous les mondes sociaux du XVIIIᵉ siècle. Il transmet une esthétique de l'existence dans un manuscrit qui comprend une mise en texte particulière, sans ponctuation puisqu'orale, phonétique, qui raconte un parcours de vie ponctué par l'enfance, par l'apprentissage du métier sur deux tours de France et ensuite par l'établissement à Paris d'un boutiquier-patron qui finira sa vie dans la sans-culotterie révolutionnaire. Comme l'affirme Michel Porret : "c'est une source monumentale pour travailler sur l'histoire sociale des individus issus du peuple de Paris contemporain de son époque. Il y a véritablement, depuis cette boutique, une sorte de curiosité encyclopédique pour tout ce qu'il voit, dont un anticléricalisme phénoménal, il déteste les curés ; un esprit voltairien, dans ce texte écrit dans les soubassements des lumières, qui ne peut pas s'arrêter de dénoncer les préjugés de l'époque tout en partageant un certain penchant pour un libertinage absolument invraisemblable dans ce qu'il appelle 'les petites fredennes' qui sont à la fois le doux commerce, l'activité sexuelle, des scènes d'alcôve qui n'en finissent pas. Un homme véritablement ancré dans cet espace à la fois savant, curieux mais aussi très populaire et grivois. Il incarne toutes ces facettes d'un homme un peu oublié des Lumières".
Un révolutionnaire et un libertaire individualiste avant l'heure
Un révolutionnaire libertin dans le sillage des Lumières
Il incarne pour l'époque une figure de l'écrivain philosophe un peu isolé, venu de Paris et dont l'inspiration provient des Lumières, d'où cette volonté d'émancipation par le savoir qu'il fait ressentir durant chacune de ses pages. On est au cœur de ce théâtre des apparences au XVIIIᵉ siècle, il partage ce goût des masques et des rires, y règne un culte de la souplesse et de la trivialité de l'époque puisque son livre plante le décor d'une communion ancienne avec le monde des ombres dont Ménétra se sert pour se mettre lui-même en scène dans sa propre écriture. Il exprime son rêve de la révolution qui l'effraie, le bouscule. On retrouve dans ses écrits divers des témoignages sur le passage de la Révolution dans sa vie : "À 50 ans, il devient un sans-culotte un peu naïf et apeuré, mais sans devenir un exalté. Ce n'est pas un jacobin. Les textes qu'il écrit ensuite en apologie à Bonaparte montrent que cet individualiste libertaire était un homme épris d'ordre. L'ordre dont il rêvait politiquement est un démarquage de l'ordre de son travail parce que l'atelier d'un vitrier est parfaitement rangé".
Au fond, ce qui l'intéresse, c'est l'exercice de la liberté. C'est un autodidacte et d'une certaine manière, il porte en lui l'espoir libérateur des Lumières par sa propre autonomie morale explique l'historien : "Il passe de son savoir-faire de vitrier à un deuxième chef d'œuvre d'écriture que constituent ses activités d'écrivain d'égohistoire. C'est un autodidacte capable, à l'extérieur des réseaux de sociabilité savants comme les salons mondains, de constituer soi-même ce qu'il est par l'écriture et le travail".
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Bibliographie
- Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie, édité par Daniel Roche, Paris, Monralba, 1982, nouvelle édition avec une préface de Robert Darnton, Albin Michel, 1998.
- Daniel Roche, Pascal Bastien, Frédéric Charbonneau, Vincent Milliot, Philippe Minard, Michel Porret, Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra, Genève, Georg, 2023.
- Daniel Roche, Le Peuple de Paris : essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1981.
- Daniel Roche, Histoire des choses banales : naissance de la société de consommation, XVIIIe – XIXe siècles, Paris, Fayard, 1997.
- Daniel Roche, Humeurs vagabondes : de la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
- Michel Porret, « Daniel Roche : le cavalier des Lumières fraternelles », post du blog La ligne de mire, 28 février 2023
- Michel Porret, Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, Genève, Georg, 2019.
- Michel Porret, Le corps violenté : du geste à la parole, Genève, Droz, 1998.
- Liliane Hilaire-Perez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013.
- Suzanne Rochefort, Travailler sur le devant de la scène. Le métier de comédien et de comédienne à Paris (années 1740-1799), thèse d’histoire (EHESS) soutenue le 29 novembre 2021 sous la direction d’Antoine Lilti.
- Roger Chartier, « Entre utilité et bonheur. Le travail d’un historien », dans Vincent Milliot, Philippe Minard et Michel Porret dir., La grande chevauchée. Faire de l’histoire avec Daniel Roche, Genève, Droz, 2011, p. 11-17.
