Un tout récent article, paru dans la revue Nature Human Behavior, et intitulé Evidence for dynastic succession among early Celtic elites in Central Europe (évidence de la succession dynastique parmi les élites celtes du début de l'Europe centrale), se penche, à l’aide du croisement de la paléo-génomique et des analyses isotopiques, sur la place des femmes au sein de cette société protohistorique. Fort peu de chose sont connus sur elles, et l’on évoque, parfois avec facilité, la fameuse tombe de la dame de Vix.
Sophie Krausz : "Cet article est très important pour la communauté scientifique parce qu'il rend compte d'une étude génétique sur une trentaine d'individus, des hommes, des femmes dans ces sépultures très riches, et il établit un certain nombre de relations génétiques entre ces personnes. On se doutait bien que certains de ces princes et princesses étaient de la même famille, mais là, aujourd'hui, nous en avons la preuve. Et, c'est en ça que cet article est tout à fait fondamental."
La dame de Vix, le meilleur exemple ?
Au pied du Mont Lassois, en Côte d’or, la fouille d’un tumulus arasé, avait permis de découvrir la sépulture d’une « princesse gauloise » du VIe siècle avant notre ère. Au centre, celle-ci, âgée d’environ 40 ans, reposait sur la caisse du char à quatre roues. Elle était richement parée avec notamment un torque en or, des fibules en bronze décorées d’or, de corail et d’ambre... Un gigantesque cratère grec en bronze, issu de grande Grèce, le plus grand vase métallique de l’antiquité, occupait un angle de la tombe. Il est décoré d’hoplites, de chevaux et de chars et des gorgones forment ses anses. Sont aussi présents une phiale (coupe) d’argent, une œnochoé, des bassins de bronze… Une telle découverte avait fait supposer à certains archéologues une société dirigée par une aristocratie de type matriarcal !
Sophie Krausz : "Probablement la plus belle tombe de France, et même d'Europe, c'est la tombe de la princesse de Vix qui a été découverte en 1953 par René Joffroy, et qui ne cesse, depuis cette année-là, d'alimenter la recherche."
Sophie Krausz : "Le statut de cette princesse et ses fonctions restent très énigmatiques. Il y a eu énormément d'hypothèses sur ce sujet et c'est très difficile de trancher. C'est une tombe énorme qui mesurait presque 40 mètres de diamètre, un grand tumulus dans lequel il y a une chambre en bois, avec la princesse allongée sur la caisse d'un char à quatre roues dont les roues sont démontées et posées contre la paroi de la tombe. À l'intérieur de cette tombe, il y a des richesses absolument extraordinaires. [...] Et aussi, une pièce tout à fait exceptionnelle, un grand vase en bronze appelé cratère. C'est un vase à deux anses, le plus grand vase que les Grecs ont construit, qui a été retrouvé dans le monde antique, pas en Grèce, mais en Bourgogne."
Matrilinéarité et non pas matriarcat
A défaut de matriarcat, les chercheurs de la récente étude suggèrent une pratique de succession dynastique matrilinéaire puisqu’une relation biologique étroite existe entre deux des tumuli les plus riches.
Nous serions alors dans une relation « avunculaire » c’est-à-dire en lien avec un oncle, si la fille hérite des biens et privilèges de la mère, la transmission masculine se déroule de l'oncle, (le frère de la mère) au neveu, donc le fils de sa sœur. Comment les archéologues perçoivent-ils cette relation et peuvent-ils la confirmer ou l’infirmer, d’après leurs données de terrain ?
Christophe Darmangeat : "La matrilinéarité n'est pas le matriarcat. Ce sont deux choses totalement différentes dans le sens où par matriarcat, si on l'emploie au sens strict, ça veut dire le pouvoir des femmes. Les sociétés matrilinéaires ne sont pas particulièrement des sociétés dominées par les femmes. Il peut très bien y avoir des filiations en ligne féminine, mais qui concernent les hommes. Et le pouvoir masculin peut très bien se transmettre en ligne féminine tout en étant parfaitement intact. Ça a été observé des centaines de fois en ethnologie."
Jean-Paul Demoule : "Quand la préhistoire émerge au cours du XIXᵉ siècle, on remarque que, quand on trouve des figurines humaines, elles sont essentiellement féminines et souvent avec des caractères sexuels exagérés. Donc, on a eu l'idée d'une part que c'était la maternité, la fertilité, et d'autre part, que, puisque l'on représentait les femmes, eh bien c'était que les femmes devaient avoir une position dominante."
Et durant la préhistoire, quelle place pour les femmes ?
Durant la préhistoire, la femme passait pour faible et sans défense, par essence soumise, un récent livre associé à un téléfilm parus en 2021 en faisait une chasseresse, combative et puissante, mieux, respectée, honorée et vénérée : Lady Sapiens.
Jean-Paul Demoule : " "Lady Sapiens", c'est un livre et un téléfilm, un grand succès puisque tout à fait dans l'air du temps. Mais comme nous avons été plusieurs à essayer de le dire, il ne faut pas forcément défendre une cause juste, c'est-à-dire l'égalité entre les femmes et les hommes, avec des arguments archéologiques préhistoriques qui soient beaucoup moins fondés."
Christophe Darmangeat : "On a peu de matériel archéologique qui nous parle de la division sexuée du travail quand on remonte au paléolithique, mais on ne voit pas très bien comment cette division serait apparue dans l'intervalle de manière indépendante chez les Inuits, dans la Terre de Feu, en Australie, etc., si elle n'avait pas déjà été présente et relativement universelle il y a un certain nombre de milliers d'années."
L’anthropologie sociale tend aujourd’hui à infirmer la présence du matriarcat primitif durant le Paléolithique, ainsi, le patriarcat, et donc la domination des hommes, ne seraient nés avec l’émergence du Néolithique, de la sédentarisation et de l’agriculture. Il en est de même de la place prépondérante de la femme dans les « grandes chasses » préhistoriques, celles de gibier dangereux. Il existe toutefois quelques exceptions, par exemple aux Philippines, où les femmes chassent aussi ce genre de proies.
Jean-Paul Demoule : "C'est évident que la génétique, depuis une dizaine d'années, a apporté énormément d'éléments, et ce qui me paraît le plus important, c'est justement dans ces questions de systèmes de parenté. [...] En définitif en archéologie, l'important, au-delà des méthodes et des techniques, c'est effectivement les modèles sociaux et historiques que l'on peut construire, l'archéologie comprenant le passé, à éclairer, aussi le présent, sinon le futur."
>> A visiter, l'exposition temporaire, Archéocapsule : féminin/masculin, archéologie des sexes jusqu'au 31 août 2024 au musée du Pays Châtillonnais - Trésor de Vix, une exposition conçue et réalisée par l'Inrap.
Bibliographie choisie (non exhaustive)
- Deux articles de Caroline Trémeaud, La richesse des femmes ou comment l'archéologie vient au genre (2015), et, Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Evelyne Peyre et Joëlle Wiels (2015).
- Analyse d'isotope et d'ADN/strontium de la princesse de Vix par Dr. Corina Knipper du Centre d’archéométrie Curt-Engelhorn de Mannheim et Pr. Johannes Krause, directeur de l’Institut Max-Planck de Science de l’histoire humaine à Iena, Allemagne (2016 - non publié).
- Articles sur la fouille de la ZAC de Moutot à Lavau, dans l'Aube (Inrap, 2015-2021).
- Article de Jean-Paul Demoule, Le retour du matriarcat (préhistorique) ? (2021, AOC, sur abonnement mais 3 articles disponibles gratuitement).
- Présentation de l'ouvrage Lady Sapiens de Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner et Eric Pincas, paru aux éditions des Arènes en 2021.
Pour aller plus loin
- Présentation de Sophie Krausz, sur le site de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sur wikipedia, sur Academia Europaea, sa chaîne You tube, et sa page twitter.
- Ouvrages de Sophie Krausz publiés aux éditions Ausonius.
- Présentation de Jean-Paul Demoule, sur son blog et sa page Twitter (@JPDemoule), sur son site personnel et sa page wikipédia, son profil Radio France.
- Ses publications, sur son site, sur Cairn.info, sur Research Gate et sur Persée.
- Présentation de Christophe Darmangeat, sur son blog "La Hutte des classes", sur le site de l'Université Paris-Cité, sur le site du Laboratoire Dynamiques Sociales et recomposition des Espaces (LADYSS), sur Linkedin, son compte sur X, et sa chaîne you tube.
- Ses publications : livres, textes courts, travaux en cours, sur Cairn.info, sur Babelio.
- A regarder, un extrait du documentaire, L'énigme de la tombe celte (Chaîne you tube du musée du Pays Châtillonnais-Trésor de Vix, 2017).
- Site du Musée du Pays Châtillonnais - Trésor de Vix, à Châtillon-sur-Seine, en Côte-d'Or.
- Deux vidéos sur la dame de Vix : A qui appartient le fabuleux trèsor de Vix ? (Chaîne you tube Nat Geo France, 2022), et, La dame de Vix et sa drôle de tisanière (Chaîne you tube Ina Culture, 2012).
- A regarder aussi, Lady Sapiens (Chaîne you tube DOCS.fr, 2024).