L'édito de Charles Pépin : "J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’un comédien qui monte sur scène comme on rentre dans l’arène. Il y va avec son corps, avec son âme, avec sa parole bien sûr mais que peuvent les mots ? Que peuvent les mots sans les gestes qui les portent ? Que peuvent les mots sans le silence qui les soutient ? Il y va avec tout ce qu’il y a en lui qui se fait la guerre, réclame d’apparaître, de s’exprimer. D’ailleurs, qu’est-ce qui va l’emporter ? Ce soir, il joue Beckett et il lui semble bien que quelque chose se passe, que quelque chose passe bien - est-ce quelque chose de lui ? Quelque chose de Beckett, quelque chose de la vie et de ce temps qui jamais ne s’arrête ? Quelque chose de cette solitude, de ce vide à laquelle, peut-être, il est in fine impossible d’échapper ? Ou quelque chose de cet élan vital qui traverse son corps et en fait un danseur, un chamane, un prophète - à moins que ce ne soit, tout simplement, un comédien ?
Les choses ne se passent pas toujours aussi bien mais lorsqu’elles se passent bien et qu’il se retrouve dans sa loge, après, dans le silence revenu, au milieu des amis retrouvés, il a cette impression d’avoir bien torréé, d’avoir dompté la bête, d’avoir correctement dealé avec la sauvagerie. Il se sent bien, maintenant. Il aime cette manière dont ce n’est jamais deux fois pareil. Elle est là, la merveille, la merveille des planches, la merveille de l’expression, mais qu’est-ce que s’exprimer ? Est-ce exprimer quelque chose d’une singularité qui a réussi, malgré les normes, malgré le poids des conventions, malgré la société, à se frayer un passage ? Est-ce parler avec son corps ou avec sa bouche ? Est-ce joindre le geste à la parole ? Est-ce s’approcher au plus près d’un impossible à exprimer, d’un indicible, d’un ineffable ?
Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir un comédien et acteur, un grand lecteur également, qui nous a si souvent bluffés avec son talent protéiforme de clown métaphysique.
En ce moment sur les planches pour trois textes de Beckett – oui, trois ! Fin de partie, Cap au pire et La dernière bande, tous mis en scène par Jacques Osinski – il a été aussi bien Bacon que Céline ou Monsieur Merde, alter ego de Léos Carax depuis maintenant 40 ans d’histoire du cinéma, depuis Boy Meet Girls en 1984 jusqu’à C’est pas moi sorti il y a quelques semaines, en passant bien sûr par Mauvais Sang, Holy Motors ou Les Amants du Pont Neuf. Il a tourné dans des films de Léos Carax donc, mais aussi de Claude Lelouch, Claire Denis ou Jean-Pierre Jeunet, Denis Lavant nous a rejoints dans la caverne de France Inter, sous le soleil de Platon, pour nous aider à réfléchir à cette question tellement belle et tellement simple – mais la philosophie, je crois, c’est aussi oser les questions les plus simples : comment fait-on pour s’exprimer ?"
L'écriture de Beckett
Denis Lavant se veut excentrique depuis qu'il est enfant, pour se préserver de la société, et est en résistance depuis qu'il est né, "contre la pesanteur déjà, contre l'imbécilité aussi, souvent." Pour sortir aussi de la bourgeoisie de Neuilly où il a grandi. L'acteur est devenu grand fan de Beckett, dès le conservatoire de Paris où il a joué un texte sur l'écrivain qui fantasme la relation un peu brutale et absurde avec sa mère, un texte en longueur qu'il lira dans cette émission, avec une grande virtuosité. "Beckett cultive le raffinement de la langue française, en étant irlandais et anglophone. Il s'est mis une espèce de carcan, de cadre, celui d'écrire en langue française."
Denis Lavant a, de façon concomitante, comme il le précise, ces trois spectacles, mais il en a travaillé d'autres, en grand amateur de l'écriture et de l'humour de Beckett. Cap au pire est le premier qu'il a abordé avec le metteur en scène Jacques Osinsky, "ce n'est pas du théâtre. C'est l'un des derniers textes de Beckett, qui sonr une sorte de voyage vers le néant, juste avant l'extinction, avec le langage qui s'amenuise, mais qui est passionnant, pas facile à aborder". Il y a également La Dernière Bande, "très économique car les 3/4 du texte, sont une bande enregistrée" : le protagoniste, à chacun de ses anniversaires, enregistre une bande et écoute la précédente. Ces textes de l'auteur irlandais peuvent être compliqués à maîtriser et à proposer au public.
La force de l'expression
Pour l'acteur, il y a chez Beckett plusieurs couches et beaucoup d'humour, "une déflagration d'humour qui ne fait pas forcément rire, parce que parfois, les gens n'osent pas rire, mais ses personnages sont issus du burlesque, du clown, du jeu de mots". Il poursuit : "C'est un grand savant, Beckett, mais qui passe par la dérision, qui passe par le rire."
"La force de l'expression, c'est ce qui vous échappe. Parce qu'on peut toujours essayer de maîtriser des paramètres physiques, psychiques, oraux, etc il y a toujours de la déperdition et c'est cet endroit-là qui est improbable et fascinant." Il souligne aussi cet in-maîtrisable dans le jeu de l'acteur, même au cinéma où tout est calculé. C'est d'autant plus vrai au cinéma, avec les humeurs, avec l'énergie du moment, avec le public, différent chaque soir. "On apprécie les choses par tous ses sens, on ne peut pas tout analyser, ça n'a pas de sens et ce n'est pas intéressant."
Une frénésie d'expression avant la fin
L'acteur avait également mis en scène un spectacle où il devenait immobile. La difficulté de ne pas bouger, cette crainte d'être définitivement figé anime tous les poètes : la mort. "Le côté contradictoire de l'humain qui est dans une frénésie d'expression, mais qui a besoin de savoir qu'il va pouvoir descendre du convoi à un moment donné." Ce spectacle, c'est Cap au pire, un exercice particulier "parce que ce n'est pas une œuvre théâtrale de Beckett, si on a envie de le jouer, on ne peut pas vraiment en faire du théâtre". Pour avoir les droits de ce texte, il fallait ne rien faire, nous dit-il. L'acteur et le metteur ont alors décidé qu'il se tiendrait debout, seul, immobile sur un petit carré illuminé, pour égrener le texte commençant ainsi : "Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore."
Il faut parfois s'arrêter, se figer pour que les mots portent plus. "Il faut se méfier du geste comme il faut se méfier de la parole, il ne faut pas être redondant". Lui, pour "se libérer de cet emprisonnement de la parole et de cette grande défiance de la parole" est passé par la commedia dell'arte, en jouant de façon très extravertie, presque redondante, "faire des gestes qui expriment, qui illustrent complètement la pensée".
La suite de cette discussion avec Denis Lavant, sur la parole et le geste, est à écouter ici.
L'acteur propose également dans cette émission une lecture de Molloy de Samuel Beckett, histoire de la liaison fantasmée avec sa mère, puis une seconde de Victor Hugo, forte et vivante, sur le mot de Cambronne. "Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est vaincre !"
Les dates de tournée de Denis Lavant :
Le 17 juillet à Roussillon : La Dernière Bande- Festival Beckett (festival-beckett.com)
Le 26 août : "Fin de partie" le petit festival de la côte vermeille – Un festival art et environnement (lepetitfestivaldelacotevermeille.fr) puis tournée à Bruxelles du 23 au 29 janvier 2025
"Cap au pire" : du 24 septembre au 19 octobre au Théâtre 14 à Paris
Programmation musicale :
Iggy Pop, Lust for life
Bibi Club, L’ile aux bleuets
Générique : Futuro Pelo