Alain Finkielkraut s'entretient avec Françoise Thom, maître de conférences émérite en histoire contemporaine à l'université Paris-Sorbonne, spécialiste de l'URSS et de la Russie postcommuniste, auteure de La Marche à rebours. Regards sur l'histoire soviétique et russe, et Wladimir Berelowitch, spécialiste de la Russie, ancien directeur d'études à l'EHESS et professeur émérite à l'Université de Genève.
"Après la chute du Troisième Reich, le vieux continent croyait en avoir fini avec le sang et les larmes de son histoire guerrière. Il se sentait en outre protégé de l'apocalypse par la dissuasion nucléaire. Depuis le 24 février 2022, date du déclenchement de l’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine, ces certitudes n’ont plus cours. La stupeur et la peur les ont remplacées. L’Europe est inquiète, elle s’interroge : que se passe-t-il ? Comment en est-on arrivés là ? Jusqu’où ira l’escalade ? Quelle peut être l’issue de la guerre en cours ?" Alain Finkielkraut
"C'est la "désatanisation" de l'Ukraine qui est mentionnée" (F. Thom)
"Je pense qu’il faut tout de suite mettre à l’écart les raisons que Vladimir Poutine a invoquées pour justifier cette intervention militaire. Il a mis en avant le prétexte de la dénazification de l’Ukraine, de la protection des populations du Donbass, aujourd’hui c’est la “désatanisation” de l’Ukraine qui est mentionnée. C’est un thème développé à la fois par des médias russes et par Kadyrov, le chef tchétchène, qui est très impliqué dans le conflit. Les raisons sont complexes. Il ne faut pas oublier qu’en décembre 2021, Poutine a adressé aux pays de l’OTAN et aux Etats-Unis un ultimatum assorti de menaces nucléaires. La presse, les médias russes étaient véhéments pour expliquer que si l’Occident rejetait cet ultimatum, la Russie aurait recours à la force. L’ultimatum était une mise en demeure de l’OTAN de revenir aux positions antérieures à 1997." Françoise Thom
"Je pense qu’il faut distinguer les motivations assez profondes des facteurs plus conjoncturels. Il me semble qu’on est dans une certaine obscurité, parce que même par rapport aux Politburo de Brejnev, il y a des choses qu’on connaît encore moins qu’à cette époque-là. Depuis 2007, Poutine est sincèrement déçu par les Occidentaux, car il aurait voulu plus. Il aurait voulu entrer dans la cour des grands, par la grande porte, et entrer de façon forte, c’’est-à-dire s’imposer. Donc, le nouvel ordre mondial démarre en 2007, lors du fameux discours de Munich. L’OTAN est définie comme ennemi de façon explicite depuis ce moment-là." Wladimir Berelowitch
"Poutine a une vision de gangster des relations internationales" (F. Thom)
"En ce qui concerne l’Ukraine, toute une série de facteurs a joué. Le premier facteur très important aux yeux de Poutine, qui a une vision de gangster des relations internationales, est la chute de Ianoukovitch en 2014. Poutine n’a pas pardonné à l’Occident cette chute du dirigeant pro-russe de l’Ukraine, qui est tombé après les événements du Maïdan causés eux-mêmes par l’ultimatum russe." Françoise Thom
"Si on prend les choses sur le plan formel, les accords de Minsk n’ont été respectés ni par l’un ni par l’autre. La Russie n’a pas respecté les accords de Minsk. La présence militaire russe était là. Elle était bien sûr déguisée, mais il fallait être aveugle pour ne pas la voir." Wladimir Berelowitch
"Pour Poutine, il n’y a pas d’initiative des peuples. Si les peuples se soulèvent, c’est que quelqu’un tire les ficelles. Dans le cas du Maïdan, c’était les Américains, les Européens, qui tiraient les ficelles. Ils l’ont emporté, ont installé un nouveau Gouvernement ukrainien pro-occidental. Pour lui, l’important c’est le contrôle des élites. A partir du moment où les Occidentaux ont mis ceux qu’ils considéraient comme leurs marionnettes à Kiev, Poutine n’avait plus qu’une idée : prendre sa revanche. A mon avis, le motif fondamental est la volonté de se venger de l’Occident pour la chute de Ianoukovitch, qui a fait perdre la face à Poutine." Françoise Thom
"Je pense que le ressentiment est un vrai sentiment chez Poutine, c’est le seul vrai qu’il exprimait dans ce fameux discours du 21 février, avec la haine. Pourquoi ? Non pas parce que les Occidentaux ont joué un rôle négatif, ont refusé d’aider, de coopérer, mais parce qu’ils ont dit à certains moments que c’était une puissance économique secondaire, que ce n’était plus une grande puissance, ça fait mal." Wladimir Berelowitch
Sources bibliographiques :
- Iegor Gran , Z comme zombie , Editions P.O.L, 2022
- Françoise Thom, Poutine ou l'obsession de la puissance, Litos, 2022
- Françoise Thom, La Marche à rebours. Regards sur l'histoire soviétique et russe, Sorbonne Université Presses, 2021
- Wladimir Berelowitch, Le livre de Jacob : Une traversée du XXe siècle , Editions du Cerf, 2014
L'intégralité de l'émission est à écouter en cliquant sur la page.