Les trottinettes électriques ! Avec Greta Thunberg, c’est peut-être le sujet dont j’ai le plus entendu parler durant l’été (même avec des gens qui n’avaient jamais vu la moindre roue dans leur commune).
Apparus en libre-service dans plusieurs grandes villes de France en 2017, ces engins, d’abord censés apporter leur pierre au grand édifice de l’écologie en terrain urbain, ont littéralement provoqué la discorde. Dans les rues et dans nos discussions.
J’y vois une sorte de mythologie moderne, comme le steak-frites, l’Abbé Pierre et les saponides de Roland Barthes. Je me demande souvent d’ailleurs ce que Barthes aurait bien pu en dire.
De quelle imagerie participe ce petit bolide électrique d’abord destiné aux enfants ? Pourquoi échauffe-t-il nos esprits ?
Le bolide de la discorde
Rues jonchées de trottinettes, imprudence de ses utilisateurs, abus du système (un réseau de trafic de cartes bleues servant à les recharger a quand même été démantelé au début de l’été) : ce qui semblait une alternative à la voiture et aux transports en commun s’est révélé être une mauvaise idée. Ou du moins, un sujet polémique.
Le plus frappant dans cette affaire, c’est que tout le monde semble concerné, affecté même. Tout le monde a son avis sur la trottinette, et plutôt mauvais : "ridicule", "dangereuse", "gadget pas si écolo" mais surtout "laide".
Il faut le dire : si la trottinette n’avait été que « marrante, innovante et non-polluante », le symbole applaudi par tous de la fameuse « mobilité douce », on n’en aurait pas entendu parler.
La trottinette électrique éveille bien quelque chose en nous. Et pas que du bon. Pourquoi donc tant de peur, pour ce qui n’est - rappelons-le - qu’un objet composé d'une planche portée par deux ou trois roues et d'un guidon, aidé par un petit moteur ?
Comment en est-on venu (usagers ou opposants) à rendre monstrueux ce qui se présentait comme un doux moyen de locomotion ?
Engin hybride
C’est vrai qu’il y a de quoi avoir peur quand on réfléchit à l’idée même de trottinette électrique : j’ai moi-même parfois l’impression d’avoir affaire à une sorte d’hybride pervers qui mêle gentille régression infantile et prise de responsabilité écolo-motorisée, ou plutôt d’avoir sous les yeux un joujou bien-pensant que les bobos écolos brandissent comme un remède absolu face à la fin du monde, pour finalement balancer, sans état d’âme et comme des ados, leurs patinettes motorisées sur le bord de la route.
Comme si la trottinette électrique condensait deux tendances contradictoires : engagement pour la planète et désengagement de l’espace public.
Mais, au fond, ce n’est pas ça qui fait peur, ce n’est pas le fait qu’un jouet pour enfant se métamorphose en véhicule potentiellement mortel - façon Chucky d’abord gentille poupée puis héroïne d’un film d’horreur - ce n’est pas que l’hypocrisie du geste (je m’engage pour la planète avec ma trottinette, mais je me fiche des autres), c’est le fait que la trottinette révèle le croisement de deux névroses inverses chez son usager : la régression vers la désinvolture de l’enfance quand il est face à l’imminence de la fin du monde.
Mais si ce croisement est gênant, pourquoi s’en révolter ?
La trottinette, pied-de-nez à la collapsologie
Comment remettre de l’ordre dans tous ces débordements générés par les nouvelles mobilités urbaines ?
Des solutions ont été proposées au Sénat, rappelant à l’ordre tous les enfants, ados et adultes frappés de régression.
Cette parenthèse enchantée où la trottinette électrique apparaissait comme une échappatoire ludique à la contraction du temps a été brutalement refermée. Car de l’extrême enfance à l’extrême fin des temps, la trottinette électrique pouvait aussi sembler rapprocher en un instant, en un élan, l’insouciance des premiers moments à l’inquiétude de la fin des temps.
On peut être gêné de ce mélange des genres, mais force est de constater que l’idée d’une possibilité de jouir avant la fin de tout ne passe pas. Non : toujours on nous rappelle que la planète va mourir et que c’est sérieux : "Ne jouez pas avec vos trottinettes, roulez doucement, prudemment, ne la laissez pas n’importe où." Comme si aux grandes causes, la légèreté n’allait jamais. Alors, je me le demande : n’est-ce pas d’abord ce mode de vie-là qu’il faut changer ?
par Géraldine Mosna-Savoye
Sons diffusés :
- Chanson de Bali Signe, Trotti Trotti Trottinette !
- Micro-trottoir sur la trottinette électrique pour Figaro.fr, 02/09/19
- Débats au Sénat sur les trottinettes électriques, diffusés sur Public Sénat, 26/03/19