Vous voyez ce genre de lecture où on est à la fois heureux d’avoir ça entre les mains mais déjà triste qu’un jour cela finisse ?
C’est précisément là où j’en suis aujourd’hui. J’ai définitivement refermé un livre hier après-midi et j’appréhende déjà les semaines qui vont venir, pour ne pas dire les mois : car je le sais, les prochains livres ouverts ne seront jamais à la hauteur.
J’aurais beau enchaîner des chefs-d 'œuvres ou des romans du même auteur, ça ne marchera pas. Et je vais devoir affronter une sorte de mini-deuil, dire adieu à une intrigue, des personnages, une ambiance.
Finir une série que j’ai adorée me fait le même effet : j’ai l’impression d’avoir perdu des amis très proches, comme ça, du jour au lendemain. Et rien ne saurait combler leur absence.
Je dois dire que je n’ai jamais connu ce grand vide après un film, ça doit bien exister, mais j’imagine qu’un minimum de 2h passées avec les mêmes héros aide à déclencher ce sentiment de perte…
Un sentiment tel que j’en suis venue à me dire : et si, pour aller bien, il valait mieux renoncer à cette forme de plaisir esthétique ?
Hantise du bovarysme
On pourrait y voir le fantôme de Madame Bovary, cette femme qui est déprimée parce qu’elle lit des romans mieux que sa vie ?
Mais non, je ne suis pas en plein bovarysme : je ne suis pas insatisfaite de ma vie et je ne rêve pas d’un autre destin. Quoiqu’en ce moment, on pourrait jalouser tous ces individus de papier qui n’ont pas idée des gestes barrières.
Mais non, il ne s’agit pas d’une concurrence entre mon existence et celle de héros fictifs, d’une échappée ou d’une évasion vers la fiction pour fuir le réel.
Il s’agit, au contraire, d’une fusion entre ces deux plans d’existence. Ma vie est faite de ces personnages, de leurs émois, de leurs intrigues, de leurs relations ou de leurs échecs.
Ils ne sont pas mieux que moi, ni moins bien, ce ne sont pas des modèles ou des repoussoirs, ils font tout simplement partie d’une sphère que je dirais familière, ils m’interrogent, m’inquiètent, me font rire.
En fait, ils sont tout simplement devenus le fond et la forme de mon quotidien.
Je sais pourtant bien qu’ils ne sont que fictifs, que je ne pourrais jamais les croiser au détour d’une rue, jamais les appeler ni prendre de leurs nouvelles.
Et c’est bien mon drame et tout le paradoxe : mon quotidien est la fusion de deux mondes, l’un réel l’autre fictif, dont je sais pourtant bien qu’ils ne fusionneront jamais véritablement.
D'un livre à l'autre
Je suis sûre qu’on peut trouver des explications psychologiques, repérer des mécanismes d’addiction, élaborer des théories cognitives et esthétiques sur ce rapport réel/fiction, sur la dimension réelle que prend la fiction, et, inversement, sur la part d’imaginaire qui constitue n’importe quel quotidien.
Mais le problème reste celui-ci : si la vie est bien cette fusion entre deux mondes, réel et imaginaire, la fusion totale sera toutefois toujours impossible, sans cesse recherchée mais sans cesse rompue, car un chapitre se clôt, une saison s’achève…
Et je ne pourrais jamais avoir 100 pages de rab de ce roman qui m’a ébloui, il est fini, fermé…
Et voilà que je doute : et si je ne sortais pas enrichie par tous ces récits, mais abattue ? et si ma vie n’en était pas augmentée mais diminuée ?
Je sais bien que personne ne pourrait soutenir ça. On fait plutôt les éloges des livres et des récits. Le philosophe Jean-Paul Sartre, par exemple, capable de nous sortir ça, en toute simplicité :
_J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres.” _
Mais au milieu des livres, entre les livres, il se passe quoi ? D’un récit à l’autre ? il n’était jamais déprimé, Sartre, à la fin d’une histoire ? Comment faisait-il ?
Et surtout aurait-il pu répondre à cette question : comment se remettre d’une rupture littéraire ?
1ère diffusion : 28/04/2021